Déréglé. Il est tôt, 23h, mais j’ai déjà dormi. Vu The Lobster. C’est un film d’ôteur qui prend bien soin de montrer qu’il l’est. Un peu radical mais pas trop quand même, parce que faudrait pas nous mettre vraiment mal à l’aise. Un petit objet de radical-chic.
Mais quelque chose ne va pas. Remontée subite, en fin d’après-midi, de congestions qui me reprennent la tête entière. Ça me lance, ça m’appuie, et quelque chose me rend terriblement triste. Mais c’est si diffus, si enfoncé profond dans le crâne, que je ne sens même pas la sensation de la tristesse. J’ai mal sans avoir mal et je dors même sans dormir. Mes sens ne traduisent plus la réalité de la vie. Je suis nu et je flotte, dans l’espace d’un appartement ou d’un autre. Et le vin que je bois, je pourrais boire du vinaigre pareil.
Crâne légèrement chaud, peut-être un poil de température : comme si la fièvre pangoline, après avoir échoué à prendre d’assaut mes poumons, se reportait avec plus de succès sur mon système ORL.
Ce soir, cette nuit, insécurité totale. Les larmes me feraient souffrir.
Les journées ne sont pas longues, elles se décomposent en une fraction d’activités, elles-mêmes fractionnées en une multitude d’autres activités. Si bien que l’ensemble de ces activités constitue un compte à rebours terrifiant remis chaque jour à zéro ; et les jours qui passent m’observent me débattre dans le grand fatras de ce qu’il faut faire et que je ne fais pas assez.
Je me remets à fumer tous les soirs, devant un film — parce que de bouquins, toujours niet. J’aime la langueur que cela installe ; le temps se dissout jusqu’à devenir bénin. Mais quand je fume je ne fais rien ; je me dissous à mon tour et l’illusion du temps non compté disparaît dès le lendemain, et cela me remet en face de tous mes petits renoncements : la table encombrée de mon petit matériel, livres et cendrier, la vaisselle dans l’évier, le journal non écrit, les vêtements pliés en boule sur le sol, le sol sale où grossissent des bouloches de poussière.
Cette formule d’un élève, à propos de L’Artiste de la faim : « sa maigreur est son art, il est l’art en lui-même. »
Enfin trouvé un livre lisible, le hasard peut-être, je l’avais sous le nez depuis des mois. École : mission accomplie, entretien avec Bergounioux sur l’école. Et j’imagine Bergou puits de science, sévère, à l’ancienne, face à trente-cinq morveux.
Il dit que « l’égalité des chances », ce slogan, est la meilleure façon d’augmenter les inégalités tout en réduisant la conscience qu’on en a. Je me fais de Bergou un fantasme républicain. Il incarne ces valeurs — patience, gravité, esprit de complexité, croyance en la raison pure et ardue — que j’aimerais embrasser moi aussi si je le pouvais, et si, parfois, je n’en doutais pas tant. Une rectitude morale et intellectuelle que je jalouse.
Dans Le Monde, Agamben, orgueilleux, ne revient pas sur ses propos malheureux d’il y a trois semaines. Il n’empêche, il faut en effet se poser la question : nous avons si facilement abdiqué nos libertés individuelles pour la peur. Agamben le dit avec raison, sans doute : nous considérons désormais la vie sous sa face biologique, au détriment de toutes les autres qui font notre humanité : politiques, sociales, économiques mêmes. Il n’y a plus que cela, la peur, comme si l’instinct de survie seul nous gouvernait.
Je remarque, je deviens véhément, agressif, comme avec L. l’autre jour au téléphone. C’est que je ne supporte pas l’atomisation intellectuelle qui fait notre époque. On fait des groupes de soutien à un professeur marseillais ; on porte plainte pour meurtre (meurtre !) contre une ancienne ministre de la santé ; on devient tous infectiologues, virologues, et on achète du PQ par palettes entières. Un chercheur en sciences sociales prostitue son capital culturel, façon Star Académie, pour quelques milliers de vues sur Youtube. Cette fois, nous ne nous en relèverons pas. Ou plutôt, nous sommes en train de ne pas nous en relever.
Comment échapper au raisonnement binaire, au ras des pâquerettes ? Je disais hier à B. à quelle pensée j’aspire : poser un regard à la fois radical et complexe sur le monde. Concilier la radicalité (nécessaire, urgente) à la complexité du réel.
SOUTIEN AU PROFESSEUR DIDIER RAOULT, crie sur Facebook un éminent virologue anonyme — et Christian Estrosi qui remet une pièce dans la machine. Peut-on envisager qu’Agnès Buzyn ait fait des erreurs, sans qu’elle soit pour cela une meurtrière ?
Je veux rester aux prises avec le monde, le plus divers et le plus différent de moi. Je me force à parcourir les éditos du Figaro, de Challenges ; je consulte Libé, lundi.am, et je m’abonne aux groupes facebook des gilets jaunes, des cathos et ceux des sympathisants bruns du FN. Et je constate que cette recherche, radicalité plus complexité, n’a pas cours dans la majorité du monde, qui n’est pas le mien, polarisé à l’extrême, électrisé sans cesse.
Mais c’est aussi ma faute. En tâchant de penser le monde entre complexité et radicalité, j’oublie un troisième terme, qui est, au fond, le plus important : efficacité. Voilà pourquoi L. ne peut pas reprendre et repenser ce que je lui dis. Je ne pense pas de manière efficace. Pour le peu que j’en sais, pour le peu que je les connais, les plus grandes pensées radicales et complexes sont aussi les pensées les plus efficaces. Marx, Deleuze, Foucault, Bourdieu, Barthes, il y en a forcément beaucoup d’autres. Celles-ci ont changé le monde, car elles étaient maniables autant par les génies que par les hommes sans envergure.
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