« Il est difficile de définir avec précision les frontières séparant ce que j’appellerais l’hospitalité rituelle — celle qu’on reçoit par principe dès qu’on se trouve dans un village Grec ou Crétois dépourvu d’hôtel — de l’hospitalité réelle, celle qu’on vous propose parce que l’on tient à vous avoir, à vous garder. Passer de l’une à l’autre, devenir hôte recherché après n’avoir été qu’hôte accueilli, ne dépend plus que de vous même. Ce changement repose sur mille attitudes de détail, mille signes devenus aujourd’hui sans valeur mais qui ont dû jouer un grand rôle autrefois quand l’hospitalité était le seul mode d’accueil et de rencontre des groupes et des individus. Ces signes ? Eh bien votre tête, pour commencer, l’impression immédiate que vous donnez avec votre regard, votre visage (car l’habillement, l’allure ne viennent que bien ensuite : ceux-là on peut les fabriquer comme on veut, mais on ne change pas le sens, la profondeur ou la malignité de son regard), impression qui repose bien entendu sur quelque substrat inconscient qui fait qu’on vous ressent d’emblée comme bénéfique ou indifférent, amical ou hostile, proche ou lointain. Et puis votre attitude, votre comportement à l’égard du nouveau milieu et de ses habitudes (ce qui n’est pas toujours sans problèmes concrets, drôles ou pénibles selon les cas), attitude qui doit faire de vous un hôte à la fois invisible et présent : invisible parce que vous devez oublier vos propres habitudes, vous fondre autant que possible dans le nouveau milieu, présent parce qu’au fond, ce qu’on attend de vous n’est pas que vous deveniez brusquement crétois pour un seul soir, mais d’être et de rester un visiteur français chez les Crétois, avec tout ce que vous pouvez apporter, fournir à votre tour d’insolite ou simplement de méconnu.
Ces remarques paraîtront peut-être banales et superflues et pourtant, ces voyages dans la Crète du Sud où, pendant des jours et des jours je n’ai vécu qu’ainsi, de village en village, de familles en familles, d’hôtes en hôtes, ces voyages n’ont pas seulement métamorphosé les habitudes de mon corps mais surtout ma façon d’être avec les autres. Ils ont créé en moi ce goût, ce besoin même de rencontre avec les inconnus, cette confiance immédiate à l’égard d’autrui (qui en dépit de tous les pronostics n’a jamais été démentie par les faits depuis tant et tant d’années que je voyage ainsi, à croire que parmi les signes invisibles et nécessaires à ces rencontres, figure d’abord la confiance). Rien de tout cela ne s’apprend évidemment à la Sorbonne ni en aucune école mais seulement sur le terrain, au sens propre du terme : savoir se faire accepter par les autres, arriver à l’improviste sans être jamais un intrus, rester entièrement soi-même tout en renonçant à ses acquis et à ses habitudes, bref devenir autonome à l’égard de sa naissance et lié à tous les lieux, à tous les êtres qu’on rencontre, c’est cela que m’a appris la Crète. »
L’Été grec, Jacques Lacarrière, Plon, 1975
(Il fait un peu le malin, là, quand même…)
Journée consacrée entièrement aux préparatifs de l’excursion à venir, ainsi qu’à Sparte que j’ai peu vue finalement. J’ignore combien de temps va durer mon tour du Magne, un jour ou une semaine, j’ignore où je dormirai demain, j’ignore par où j’irai : tout est ouvert et pour ainsi dire, confortable.
Lorsque j’en aurai terminé avec le Péloponnèse, j’aimerais avant de me rendre à Kéa faire un tour à Thessalonique — je suis persuadé que tout là-haut, c’est encore autre chose.
Mais je tombe de fatigue et je suis maussade encore ; pourtant tout à l’heure j’écoutais la radio grecque — des rébétika ou de la musique démotique — assis sur les marches du perron je fumais une cigarette, la nuit était noire et mate, sans étoiles, calme absolu, mais l’horizon était constellé de centaines de taches lumineuses, certaines tanguaient doucement comme les lucioles, d’autres pas, et la radio d’un seul coup s’est mise à jouer Wild is the wind entre deux chansons folkloriques, et les lucioles au loin et le calme autour, et Bowie qui commençait à dire sa plainte après l’introduction immense : alors je ne trouvais plus malsain de me demander ce que je faisais ici, au loin, dans ce pays où je ne connais rien, personne, où j’ai seulement quelques rêves, et la réponse n’avait rien d’évident, et j’emprunte les mots de Lacarrière qui dit mieux que moi tout cela : je suis ici « pour recommencer ma naissance ».
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