Chaque semaine je passe une heure au gymnase avec les bodybuilders, les minets aspirants sportifs, les filles au cul refait, les miroirs invasifs et la musique de club. Je me moque mais j'adore. J'adore la musculation, et plus largement tout ce qui consiste à pousser, tirer, relever ou rabaisser des trucs lourds, ou juste le poids du corps. J'aurai fréquenté ces endroits tout au long de ma vie de gringalet, et j'aurai toujours aimé cet effort vain qui me change en hamster, le bruit des barres qui claquent sur les reposoirs, les regards orgueilleux de mes coreligionnaires, leurs tronches rouges à bout de force – j'aurais eu une belle gueule de culturiste.
« J'aurai lu ma vie. (...) J'aurai vécu à cagnarder, les pattes nouées comme des volubilis aux pieds de ma chaise, avec – je vais citer Bachelard – toujours aux mains un livre un peu trop difficile pour moi. » Pierre Bergounioux dans Le Book Club.
À nouveau je me lance dans l'entretien et la restauration de mon répertoire numérisé de films – environ 500 films à traiter : vérifier la définition, les sous-titres, le format de fichier, convertir les vieilles archives .vob du temps où je rippais les dvd ou les enregistrais en direct depuis la télé, et s’il le faut télécharger de nouveaux fichiers en haute définition. Je peux passer un temps fou à ces menues manipulations qui pour l'essentiel ne serviront jamais à rien. Ici l'attrait du cinéma le dispute à un autre, plus enfoui, plus malfaisant, parfois inavouable, celui compulsif de l'archivage et du classement. Il y a quelque part en moi une zone fasciste où rien ne dépasse, où tout correspond à la lettre à sa nomenclature.
Elle est à la réunion de parents d'élèves et je lui fais mon habituelle complainte sur ces élèves dont le niveau en français serait trop faible pour simplement lire et comprendre, alors tu sais, le roman, la poésie, ôôô la poésie, mais tu te rends compte, mais où va-t-on, mais je fais comment moi, etc., etc. Patiemment elle m'écoute, puis, visiblement ennuyée, elle me dit : « ce que tu viens de dire, tu sais, les profs disent ça d'eux depuis qu'ils sont entrés au collège. Eux, ils se disent qu'on les aime pas. Ils savent bien qu'ils sont pas au niveau. Et toi, tu voudrais qu'ils viennent dans ton cours avec entrain ? » J'ai repensé toute la journée à ce qu'elle m'a dit. « Ils se disent qu'on les aime pas.» À un moment ou à un autre, l'école, c'est toujours une question d'amour.
Pour le reste, il y a ce tout-petit, là, qui commence à ne pas comprendre, à ne pas suivre le rythme, à retenir avec les choses avec difficulté – et je vois bien, au travers de ses grands yeux, combien c'est étonnant pour lui, combien étrange est cette sensation peu à peu que les doigts glissent de la prise qui le retient. Il n'avait jamais senti ça. Jamais éprouvé cette impression, dans les classes d'avant, que ça glisse, qu'il n'y a plus beaucoup de prises. Il pourrait se raconter des histoires ; d'autres le font, pas lui. Alors il se bat, avec ses grands yeux étonnés, il lutte, pose ses questions en mitraillette : est-ce que c'est bien comme ça, j'ai bien écrit comme ça, monsieur j'ai pas compris, il faut m'expliquer – et je lui explique.
Et s'il ne déjoue pas sa trajectoire – et la beauté c'est que les élèves peuvent toujours déjouer leur trajectoire –, en fin d'année il sera moins étonné, déjà narquois, et tout lui fera comprendre – des autres élèves qui trouvent les prises aux profs qui font leur métier –, que la souffrance qu'il ne nomme pas encore souffrance, qu'il bat en brèche pour le moment, qu'il confond avec ennui et trop-plein d'énergie, cette souffrance sera la sienne pour les six prochaines années de sa scolarité. Et les parents, eux, qu'on rencontrera en réunion avec l'air compréhensif, une inquiétude gourmée, circonstanciée, parfaite, ils diront : « d'accord mais on continue, on a déjà beaucoup payé ».
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