On n’aura jamais vraiment lu Huck Finn, en tout cas pas dans cet état-là. Parue chez Tristram en 2008, la traduction de Bernard Hoepffner restitue la modernité radicale du roman de Mark Twain. Jusqu’ici, les traductions disponibles poussaient tranquillement le texte vers les rayonnages de la littérature pour la jeunesse, version classique et sage. Soit un livre bourré de bonne idéologie, à la langue correctement châtiée, inspirant à l’enfant l’attrait de l’aventure, mais suffisamment édifiant pour refuser le mensonge, l’égoïsme, etc. – on s’ennuie.
Absente de toutes les autres traductions françaises, la Hoepffner fait apparaitre la grande révolution langagière opérée par Twain dès la fin du XIXe, et d’où provient, pour reprendre les mots célèbres d’Hemingway, « toute la littérature américaine moderne ». « Tous les écrits américains viennent de celui-là, écrit-il. Il n’y avait rien avant. Il n’y a jamais rien eu d’aussi bon depuis. »
Le tour de force du texte est de faire entrer en littérature la voix d’un souillon sans éducation, de mettre en valeur l’infinie diversité de ses inventions lexicales et d’opérer (geste à recommencer encore et toujours) l’effacement des frontières entre les langues convenables et celles qui ne le sont pas. Souvent, je me suis fait la réflexion que sans Huck Finn, il n’y aurait pas eu Faulkner, en tout cas pas Absalon ni le monologue de Benjy dans le Bruit et la Fureur.
Par la langue de l’enfant du Sud, refusant qu’on le « sivilise », Twain donne aussi la primeur au mensonge d’enfant, vu comme une vertu créatrice, dans le sillage duquel s’active une machinerie romanesque aussi trépidante que grotesque, à la fois réaliste et invraisemblable, plongeant le lecteur au coeur d’un monde où les livres jusqu’ici n’allaient pas : gorges boueuses du Mississippi, nuits de tempête, vendetta sanglante et bouffonnerie des truands. Vu à hauteur d’enfant, le monde est insensé – c’est bien la leçon que retiendra Faulkner. Insérée dans la voix de l’enfant, se déploie aussi le vocabulaire technique des ouvriers du Mississippi, d’une richesse inouïe, pour faire l’expérience des trains de flottage et accoster des javeaux. C’est leur autre monde.
De cette épopée délirante on n’enlèvera rien, surtout pas les longueurs ni même la fin qui a tant divisé (il y avait les pour et les contre, T.S. Eliot contre Hemingway) ; on pourrait en revanche être tenté d’en conserver une morale, car la grande question qui agite Huck au cours de ses aventures est celle du bien agir. Mais celui-ci se révèle chaque fois plus changeant et nébuleux, indécidable. Pour ma part, je retiens de ces mystérieuses rives du sud l’énergie considérable que recèlent la voix et les gestes de Huck, de Jim et de tous les vauriens de la terre qu’ils ont croisés et que nous croiserons demain.
Aventures de Hucklberry Finn, Mark Twain (traduction de Bernard Hoepffner), Tristram, 2008
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