Quand j’ai compris qu’il n’y aurait rien à tirer de cette formation, je suis resté près des murs, le plus loin possible des formatrices, avachi sur ma chaise, fixant le plafond ou mes pompes en gigotant un peu et rongeant ostensiblement mon frein. Le soir, j’ai réalisé que cette attitude de gamin mi-branleur mi-vénère – et branleur parce que vénère –, je l’ai eue toute ma scolarité dès qu’un cours n’était pas conçu pour modifier radicalement ma manière d’envisager tel ou tel sujet. En vingt ans, je n’ai pas évolué. Et je les voyais, les autres collègues dans la salle, ils s’emmerdaient aussi, mais pas autant que moi. Ils prenaient doucement des notes, participaient juste comme il faut, bref, étaient dans le cadre. Moi, en dehors. Je l’étais élève, je le reste prof – et je devine toutes les portes qui se sont fermées à cause de cette attitude ; tout ce que n’ai pas eu le courage d’apprendre et qui me manque aujourd’hui. Ce qui est tout à fait sûr, c’est que je ne serai jamais à ma place dans l’Éducation Nationale.
Toute la journée pour seulement quatre petits paragraphes, mais importants, parce que ce sont les premiers, et parce qu’ils me permettent de visualiser l’architecture du texte, son aspect composé, et je réalise que ça peut tenir – tenir chelou, tenir invendable, certes, mais tenir quand même.
Puis Anne Savelli à la Maison de la Poésie pour son Musée Marilyn. C’est quand elle lit que je formalise à mon tour ce que je veux atteindre, ce qu’elle atteint à sa manière : une densité maximale, une grande viscosité, des textes presque pas spongieux, et tant pis si ça fatigue et qu’on s’y perd un peu. Des années que je tends à ça, et peut-être (regain d’optimisme) que peu à peu ça se met en place – pas encore mature mais s’en approche, pourquoi pas quasiment viable.
Vendredi soir, cinq minutes d’avance au Carillon. Je commande les deux bières habituelles en attendant P., une pour elle et une pour moi, mais quand elle arrive : « la deuxième, c’est toi qui la boiras aussi. » Je l’embrasse, félicitations, etc., j’essaye de faire et de dire comme on fait et comme on dit habituellement. Très ému. Je ne me rends pas bien compte. Ce soir, vacillement d’une fondation intime. Me met face à l’évidence inadmissible d’un futur qui nous a déjà tous engloutis, ceux que nous étions, P., moi et tous les autres des vingt ans.
Puis weekend à Bruxelles sous la bruine et le ciel, si dense et bas qu’on peut le toucher du doigt. Soirée au Corbeau, sympathisons avec des gars tout pintés. L’un revient d’un voyage de six mois en Polynésie, l’autre s’apprête à faire une partie du Compostelle avec un taulard mineur en instance de réinsertion. Frites phénoménales à Barrière. Tristesse des rues la nuit encombrées des matelas des sdf. Un tous les cinquante mètres au long des grandes avenues.
Jour dur comme la pierre que le passage des heures n’amollit pas. J’entame le livre de Boimare sur les élèves empêchés de penser. Idée séduisante – confirmée par des études neuropsy ? – qu’une grande part des élèves en échec scolaire l'est par incapacité d’opérer un retour réflexif sur soi, car ce mouvement vers l’intérieur charrie en eux des douleurs enfouies et des incompréhensions indépassables.
Journée pierre, deuxième. L’ambiance se tend au collège. Un collègue dit que de toute façon les chefs sont des vendus et qu’il en va de notre éthique professionnelle de nous opposer à eux en toute circonstance. Pendant ce temps, chauffage en panne, ordis en rade, pas de nettoyage des locaux, infiltrations d’eau qui s’aggravent. Pour unifier notre glorieuse communauté pédagogique, le chef a décidé d’appliquer l’arrêt Omont : tant qu’un enseignant n’a pas fourni la preuve qu’il a repris le travail, il sera considéré comme gréviste.
Ce midi, une bagarre éclate dans le cours d’E., au point que je quitte mes élèves pour m’assurer que personne ne s’est tranché la gorge. Trois minutes plus tard, pendant que E. et moi tâchons de calmer tout le monde, le petit L. sort de classe et me rejoint pour dire d’une voix tremblante : « Monsieur, il faut revenir dans la salle maintenant. » – je comprends qu’il a voulu dire : on a besoin de vous.
Au retour, j’écris pour la première fois de ma vie – je veux dire, hors journal – quelques lignes qui parlent de moi.
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