Difficile d’être encore quelqu’un ces jours-ci. Je ne suis même plus celui qui tient son journal. Au collège, en fin d’après-midi, un jeune a voulu sauter par la fenêtre pour en finir. Il a fallu le retenir par les pieds.
Autour de moi, chaque jour, pendant le trajet à vélo pour rejoindre le collège, ce ne sont que des ombres sous les tentes aux abords du Stade de France. À présent, puisqu’il ne cesse de grossir, le camp déborde presque sur l’autoroute.
Il y a cette impression que la zone où je vis est une zone de pourriture ; les destins y pourrissent en même temps que les cartons humides, les matelas éventrés et les milliers de bouteilles plastiques qu’on retrouve à dix mètres du chemin, flottant sur la Seine dans une écume de pisse. Toute la zone, toute ma tête est rongée de chancre.
En cours, je m’attarde sur la grande F., effacée, nonchalante, qui ne comprend pas un traître mot de ce que je lui raconte, et ouvre de grands yeux étonnés quand je lui pose la plus simple question. Elle est Paki, absentéiste, je ne sais rien de sa vie.
Je la conforme à mes clichés : je lui imagine cinq soeurs et deux frères, soumise à l’autorité d’un père. Dans ma fiction, c’est sa mère qui la retient d’aller à l’école quand il y a une lessive à faire ou des choses à rapporter au père qui bosse dans l’atelier, juste à côté. F. se conforme d’avance à ce que veulent d’elle sa famille, le système scolaire, tout le reste de la société : une jeune fille docile, incapable de réfléchir à ce qui est en train de lui arriver.
Il y a des profs qui passent vingt ans dans ce collège. Est-on sûr qu’un jour ils n’ont pas tourné casaque à l’insu de tous ? Peut-on réussir, durant vingt ans, à se colleter la pourriture que la Seine charrie, sans pourrir soi-même à coeur ? — sans se retrouver un jour bêta devant les gosses, sans trop rien à leur dire ?
Pour la N.A., il faudrait que je sache mieux prendre mon temps. A. vient de m’envoyer par mail son manuscrit pour avis. L’objet de son mail : « six ans de bluff ». Six ans d’écriture, donc. (Et je suis souvent jaloux des autres quand ils me parlent de leurs écritures) Moi, ça fait deux ans. Seulement deux ans. Et chaque jour durant ces deux années, j’ai entendu le tic-tac de l’horloge : vas-y, magne-toi.
Mais c’est tout le contraire, en réalité. Deux ans, pour tenir l’ampleur voulue, c’est presque rien. Pour le travail du roman — celui des arts littéraires qui demande le plus de patience — il faut accepter que le temps soit immense.
En cours, faute de pouvoir faire mieux, j’apprends à Z., qui ne sait ni lire ni écrire — et dont on me confie la charge par défaut — comment tenir un stylo, former les lettres et les associer à des sons. En même temps, j’explique à la direction que c’est un autre boulot, quand même, d’apprendre à lire et écrire. Mais je suppose qu’il n’y a pas l’ombre d’un problème, puisqu’on me répond que personne n’y est pour rien.
19 septembre. L’air est poisseux comme au coeur de l’été. La ville est invivable. Je me racle la gorge en permanence jusqu’à me donner des hauts-le-coeur. C’est à cause de la ville, de ses fumées, des particules fines des 4x4 rutilants qui stationnent cul à cul, en double file sur le boulevard du Président. Dans son premier bouquin, Camille de Toledo écrivait dès l’introduction : « l’époque me pose un problème respiratoire. ». C’est ça. L’époque.
N.A. Fin de la première relecture — il faut jeter un gros quart, peut-être plus. Décision aussi qu’il faut tout récrire dans un nouveau fichier texte, à partir du manuscrit imprimé. C’est la seule solution pour me prémunir de toute pitié, de toute tendresse pour les fois où le texte se fout de ma gueule.
Grâce au CPE et à l’AS — les seuls qui se sont bougé le cul — Z. va partir dans un autre collège qui abrite une classe NSA où il pourra apprendre à lire et écrire. Je plaiderai sa cause jeudi aux responsables de la classe, mais les choses sont en bonne voie.
Ces derniers jours, je m’étais mis en tête de lui apprendre les correspondances entre les sons et les lettres. J’imaginais même que dans quelques mois il puisse lire quelques phrases simples. D’autres feront bien sûr ce travail mieux que moi, mais j’ai un pincement au coeur à le laisser partir. Parce qu’à son âge, une deuxième erreur d’aiguillage et il est foutu.
Avec G., abordons la question du suicide. Il me raconte la première fois qu’il a vu un corps suicidé (médicaments). Il était allongé sur un lit, en caleçon, mais les jambes étaient si nécrosées qu’il a cru qu’il portait un legging.
Je me rappelle les premières lignes du Mythe de Sysiphe, qui n’ont jamais quitté ma mémoire :
« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. »
Par exemple, fait-on encore de la philosophie quand on est Gilles Deleuze et qu’on a enjambé la rambarde un samedi matin banal ?
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