En quinze ans, je n'avais jamais arrêté d'écrire mon journal. Je regarde les dates. Rien écrit du 9 juin au 25 août. Et cela fait même neuf mois que j'ai arrêté de reporter le journal sur le site. Je ne sais pas pourquoi j'ai arrêté. Les raisons pour lesquelles je reprends (tâche de) ne sont pas plus évidentes. Parce qu'il le faut. Parce que j'en avais l'habitude et que cette habitude me manque. Parce que sans le journal, le site n'a plus de raison d'être. Parce que sans le journal, c'est moi qui commence à arrêter d'écrire.
Plein de bonnes résolutions bien sûr pour que ça reparte, puis que ça tienne, mais je me doute bien au fond que c'est peine perdue. L'arrêt du journal, c'est la fin d'une période. Je ne suis plus jeune.
Dernière semaine avant la rentrée. Reprise des cours, des échecs et du journal donc. Le sommeil bien sûr recommence à déconner. J'arrête de fumer pour la septième ou huitième fois.
L'autre jour j'étais avec A. au Chat Noir, bien loin de la Ciudad. Nous parlions du rapport inénarrable entre le réel et la littérature, du fait que les romans des rock-stars de cette année parlent tous de leur petite môman, puis j'ai eu cette expression étrange que je continue d'interroger : il faut amener le réel vers l'extérieur. (Par opposition à ceux dont les textes ramènent le réel vers l'intérieur). Intérieur ou extérieur de quoi, on n'en saura pas plus – des perceptions j'imagine –, c'est une expression inaboutie mais qui me convient bien : c'est la direction où je m'étends, l'extérieur, me faire arpenteur de territoires où le réel est méconnaissable.
J'avais vu Alpha à Paris et j'ai vu Grave hier au Guatemala. Les films de Ducournau tirent dans toutes les directions, accumulent signes et symboles et offrent un large éventail d'associations possibles. Mais la mise en scène est piégée dans son propre système de profusion, condamnée à la recherche d'images fortes à la signification incertaine, afin de lier ensemble ce qui d'ordinaire ne l'est pas – par exemple, dans Grave, une jeune femme se régale en cachette du doigt de sa sœur après une séance d'épilation de poils pubiens qui a mal tourné. Au fond, ses films ne supportent rien d'autre que la puissance de leurs images. Voilà ce qui explique l'échec d'Alpha : après la palme de Titane, je suppose que Ducournau a souhaité proposer davantage, tenir un discours, se positionner dans la société. Fantômes de l'épidémie du sida et questions d'intégration. Mais ça rate, bien sûr, car il est évident qu'elle se contrefout du discours à tenir, tout occupée qu'elle est à jouer d'associations ténébreuses. En tout état de cause, j'aime le cinéma de Ducournau, j'aime beaucoup Alpha malgré son échec patent. Ce sont des films qui osent beaucoup, qui cherchent de nouvelles images, des signes inconnus. Peut-être qu'ils tirent, eux, le réel vers l'extérieur.
Épreuve pénible aujourd'hui au détour d'un atelier au lycée, visant à nous faire appréhender les difficultés ressenties par les élèves dys- et tdah : écrire avec un gant de boxe, dire le plus vite possible des rectangles de couleur, lacer des chaussures avec des gants en caoutchouc, etc. En faisant les ateliers, de très anciennes sensations de quand j'étais gosse sont revenues, très identifiées et très localisées, désespérantes, quand j'avais encore toutes les peines du monde à boutonner une chemise, à écrire le cours sur un cahier, à tenir propre un classeur, à me concentrer sur ce que disait le type derrière son bureau. Même aujourd'hui, c'est trop dur. Mal de crâne intense, lenteur – moins performant que les collègues pour chacun des ateliers. Quand j'étais gamin, si cela avait existé, sans doute m'aurait-on diagnostiqué une dys-tda quelconque. Mais à l'époque, on disait tête-en-l'air, doit canaliser son énergie, crado. Si on m'avait diagnostiqué, on aurait juste remplacé le mot 'chelou-concon' par 'pauvre-petit-dys-relou'.
Aujourd'hui, on équipe, on appareille les élèves à grands coups de tablettes et d'applications, de programmes de réussite qui visent à contourner les difficultés de l'élève. Il est dysgraphique ? Alors il ne faut plus le faire écrire. Il est dyslexique ? Il écoutera des livres audio. Tdah ? Lui en donner le moins possible. Ainsi on reste bien certain que dans dix ans ces enfants-là n'auront pas fait le moindre progrès, et on s'enorgueillira de la justesse du diagnostic et de la pertinence des accompagnements mis en place. Pourquoi est-ce qu'on renonce à leur place ? Pourquoi ne parie-t-on pas sur la formidable plasticité du cerveau, qui de lui-même contourne ses difficultés, triche, réaffecte ses moyens et compense. Je ne sais pas comment il faudrait faire au mieux. Je ne dis pas non plus que l'approche actuelle est entièrement mauvaise. Je crois que la clef réside en effet dans l'individualisation, dans la compréhension des difficultés, dans le travail sur l'estime de soi. Ce dont je suis persuadé, en revanche, c'est que si, moi, enfant, on ne m'avait filé que des morceaux de cours à coller et des livres audio à écouter, je n'aurais jamais commencé à écrire et je n’aurais jamais été prof. J'ai le sentiment qu'à les aider malgré eux, ces enfants, on leur abaisse l'horizon.
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