Je n'avais jamais entendu parlé de Sábato et je dois à J., ma collègue et professeure d'espagnol, de m'avoir mis ce bouquin entre les mains. On dit que c'est Albert Camus qui a contribué à faire connaître Sábato en Europe. Et peut-être qu'en effet, Juan Pablo Castel, le narrateur de ce roman, est l'homme absurde par excellence, peut-être le plus radical et le plus empêché de tous – dire aussi : un homme minable moderne. Je suppose qu'à le lire aujourd'hui, il est tentant de considérer le court récit du meurtre de María Iribarne par le peintre Castel comme un exemple édifiant de féminicide : un homme qui ne supporte pas que l'objet de son amour lui échappe, lui résiste, alors, faut de mieux, il le tue. 

Il s'agit d'un féminicide, certes, et Castel possède tous les attributs du mâle égocentrique. Mais lire ainsi le roman, avec cette seule focale, c'est peut-être rater ce qu'il contient de plus fort et dérangeant. Ce n'est pas la jalousie, l'amour déçu, un homme désirant faire d'une femme sa chose. C'est plus large, ça résiste presque aux mots. El Túnel est un grand roman de l'enfermement en soi-même – ce qu'on pourrait appeler solitude ; ce serait un roman d'une existence traversée, précisément, comme dans un tunnel. Il est impossible pour Castel d'envisager autrui. Impossible pour lui d'entrer en relation avec quiconque. Les autres sont soit María, soit des ennemis, soit ils n'existent pas. Quand il croit discuter avec María, c'est avec lui seul qu'il déblatère, de cette manière obsessive et circonlocutoire qui cache mal, et de manière agaçante, le vide insondable de son esprit. Quant à María, d'elle on ne saura presque rien, sinon les obsessions que Castel aura plaquées sur elle. 

Castel tombe amoureux de María car il se persuade qu'elle a repéré un détail dans une de ses toiles que personne n'aurait vu. Il croit que, parce qu'elle voit ce qui a échappé aux autres, elle comprend l'intention profonde et la justesse de son geste artistique. Et toute l'intrigue se noue là, dans cette scène. Il ne s'y passe peut-être rien, en réalité, mais Castel pense qu'il y a tout. Et le lecteur a l'intuition très vite qu'il se trompe, il voudrait le lui signaler, mais bien sûr l'autre n'en fera qu'à sa tête.           

 

Todos saben que maté a María Iribarne Hunter. Pero nadie sabe cómo la conocí, qué relaciones hubo exactamente entre nosotros y cómo fui haciéndome a la idea de matarla. Trataré de relatar todo imparcialmente porque, aunque sufrí mucho por su culpa, no tengo la necia pretensión de ser perfecto.

En el Salón de Primavera de 1946 presenté un cuadro llamado Maternidad. Era por el estilo de muchos otros anteriores: como dicen los críticos en su insoportable dialecto, era sólido, estaba bien arquitecturado. Tenía, en fin, los atributos que esos charlatanes encontraban siempre en mis telas, incluyendo «cierta cosa profundamente intelectual». Pero arriba, a la izquierda, a través de una ventanita, se veía una escena pequeña y remota: una playa solitaria y una mujer que miraba el mar. Era una mujer que miraba como esperando algo, quizá algún llamado apagado y distante. La escena sugería, en mi opinión, una soledad ansiosa y absoluta.

Nadie se fijó en esta escena: pasaban la mirada por encima, como por algo secundario, probablemente decorativo. Con excepción de una sola persona, nadie pareció comprender que esa escena constituía algo esencial. Fue el día de la inauguración. Una muchacha desconocida estuvo mucho tiempo delante de mi cuadro sin dar importancia, en apariencia, a la gran mujer en primer plano, la mujer que miraba jugar al niño. En cambio, miró fijamente la escena de la ventana y mientras lo hacía tuve la seguridad de que estaba aislada del mundo entero: no vio ni oyó a la gente que pasaba o se detenía frente a mi tela.

La observé todo el tiempo con ansiedad. Después desapareció en la multitud, mientras yo vacilaba entre un miedo invencible y un angustioso deseo de llamarla. ¿Miedo de qué? Quizá, algo así como miedo de jugar todo el dinero de que se dispone en la vida a un solo número. Sin embargo, cuando desapareció, me sentí irritado, infeliz, pensando que podría no verla más, perdida entre los millones de habitantes anónimos de Buenos Aires.

Esa noche volví a casa nervioso, descontento, triste.

Hasta que se clausuró el salón, fui todos los días y me colocaba suficientemente cerca para reconocer a las personas que se detenían frente a mi cuadro. Pero no volvió a aparecer.

Durante los meses que siguieron, sólo pensé en ella, en la posibilidad de volver a verla. Y, en cierto modo, sólo pinté para ella. Fue como si la pequeña escena de la ventana empezara a crecer y a invadir toda la tela y toda mi obra.

 

Ernesto Sábato, El Túnel, 1948

Tout le monde sait que j’ai tué María Iribarne Hunter. Mais personne ne sait comment je l’ai connue, les relations que nous avons eues et comment j’en suis venu à l’idée de la tuer. J’essayerai de raconter tout cela avec impartialité parce que, même si par sa faute j’ai souffert beaucoup, je n’ai pas l’agaçante prétention d’être parfait.

Au salon de Printemps 1946, j’ai présenté un tableau appelé Maternité. Il était dans le style de beaucoup d’autres avant : comme disent les critiques dans leur langue insupportable, c’était solide, bien architecturé. J’avais, enfin, les attributs que ces escrocs trouvaient toujours à mes toiles, y compris cette « vraie chose profondément intellectuelle ». Mais au-dessus, à gauche, à travers une fenêtre, on apercevait une scène infime : une plage déserte et une femme qui regardait la mer. C’était une femme qui regardait comme si elle attendait quelque chose, un appel, peut-être, ténu et lointain. La scène suggérait, selon moi, une solitude anxieuse et absolue.

Personne ne s’arrêta sur cette scène : on passait le regard dessus comme pour quelque chose de secondaire, probablement décoratif. À l’exception d’une seule personne, personne ne sembla comprendre que cette scène était quelque chose d’essentiel. Ce fut le jour de l’inauguration. Une inconnue resta longtemps devant mon tableau sans donner d’importance, en apparence, à la grande femme au premier plan, la femme qui regardait jouer l’enfant. En revanche, elle regarda fixement la scène de la fenêtre et j’eus pendant ce temps la conviction qu’elle s’était isolée du monde entier : sans voir ni entendre les gens qui passaient ou s’arrêtaient devant ma toile.

Je l’observai tout ce temps avec anxiété. Ensuite elle disparut dans la foule, tandis que j’hésitais entre une peur invincible et un désir angoissant de l’aborder. Peur de quoi ? Peut-être, quelque chose comme la peur de jouer tout l’argent dont on dispose dans la vie sur un seul numéro. Toutefois, quand elle disparut, je me sentis irrité, malheureux, pensant que je ne pourrais plus la voir, perdue entre les millions d’habitants anonymes de Buenos Aires.

Cette nuit-là je revins à la maison nerveux, mécontent, triste.

Jusqu’à la fermeture du salon, j’y fus tous les jours et me plaçais assez proche du tableau pour reconnaître les personnes qui s’arrêtaient devant lui. Mais elle ne reparut pas.

Pendant les mois qui suivirent, je ne pensai plus qu’à elle, à la possibilité de la revoir. Et, dans un certain sens, je ne peignai plus que pour elle. Ce fut comme si la petite scène de la fenêtre avait commencé à croitre et à envahir toute la toile et toute mon oeuvre.