Rivage ne traîne pas. À peine prend-il la route 71 qu’un cadavre est à ses pieds. Paragraphes courts, sauts de ligne, ellipses incessantes. Ça défile. On est dans le rythme.
Il y a dans ce texte quelque chose d’étonnant que je ne suis pas sûr d’avoir déjà lu ailleurs. D’abord, c’est un polar à prendre au premier degré. Des ados sont assassinés dans la ville de Myriad Pro avec une couronne tatouée sur le corps. C’est l’inspecteur Rivage, flanqué de son adjoint Copperfield, qui mène l’enquête. Il y a de vrais cadavres ; leurs morts sont vraiment terribles et les parents sont vraiment effondrés de chagrin quand ils apprennent la mort de leurs enfants.
Assez vite viennent la magie, une prophétie et les esprits maléfiques, eux aussi à prendre pour argent comptant. Il est question du devenir de la planète, et ce n’est pas une blague. Les adolescents, amis de ceux qui ont été assassinés, enquêtent à leur tour. Ils sont les seuls à avoir l’intuition de ce qui se passe. Les adultes, flics ou voyous pour la plupart, errent au milieu des indices, font souvent des choix déconcertants qui ne les mènent nulle part. C’est parce que les adolescents sont les seuls à comprendre qu’il faut prendre tout ça très au sérieux.
Pourtant le style, la manière dont est menée l’intrigue, nous invite au contraire à prendre de la hauteur et à nous laisser tenter par l’abstraction. Les personnages parlent peu, et enchaînent la plupart du temps les lieux communs. L’intrigue elle-même aligne cérémonieusement les poncifs du polar et du teen movie. Le réel y apparaît distancié, ambigu, on a l’impression qu’on se fout un peu de notre tronche. En cela, c’est un roman très drôle, qui laisse l’inspecteur Rivage, sorte de Dale Cooper pataud, s’empêtrer dans les rets d’une intrigue tentaculaire qui n’a, de prime abord, ni queue ni tête.
Ce que le roman réussit à la perfection, c’est tenir en permanence les deux bouts. On vit l’intrigue au premier degré, on se passionne pour le devenir des personnages, on cherche ce qui a bien pu arriver à ce foutu chien martien ; et en même temps, on est bien forcé d’apprécier la distance que le texte prend sur les choses, les événements. En résulte une schizophrénie agréable, où l’on souhaite en même temps s’élever dans les hautes sphères d’un intellectualisme très Nouveau Roman, et demeurer au ras du bitume pixelisé de Myriad Pro. On a la tête dans le guidon, on frissonne pour les personnages, on s’insurge à propos de quelques morts injustes et on attend le prochain tome.
Peut-être que cette lecture en même temps (l’expression est connotée, pardon), s’explique par la présence, partout dans le roman, des univers virtuels et du jeu vidéo. Le nom de la ville, Myriad Pro, sonne comme un pad d’ordinateur. Les cheatcodes du jeu Banjo-Kazooie sont aussi les cheatcodes de la réalité. Chaque morceau de bravoure du roman, course poursuite, baston, infiltration, analyse d’une scène de crime, est aussi un moment de jeu vidéo. Pour cette raison, ce qui se passe dans le livre est à la fois proche et lointain : le lecteur vit des émotions vidéoludiques. Comme dans un jeu, on a beau savoir que c’est pour de faux, rien n’importe plus que réussir l’enquête et trouver l’origine du mal.
Rivage au rapport, Quentin Leclerc, éditions de l'Ogre, 2021
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