l y a le problème de ma vie sociale. Parfois, je l’éteins, de la même manière qu’on recouvre un feu au moyen d’un drap. À certains de mes amis, je n’ai pas donné de nouvelles depuis des mois. Et quand j’en reçois, la plupart du temps je ne prends pas la peine de répondre. J’ai déjà perdu tant d’amis à agir ainsi. Aujourd’hui, qui me reste-t-il ? Qui sont les gens qui comptent encore sur moi? Souvent, je dis que je ne souffre pas de la solitude. Sous-entendu : je ne souffre pas comme les autres de la solitude. Mais je me voile la face, car d’où viennent en réalité ces longues plages d’angoisse et de mélancolie au creux des dimanches ? Je n’échappe pas à la solitude, je la recueille d’une autre manière.
Ce matin, M., bonne élève typique, appliquée et respectueuse, m’annonce que, sur demande de ses parents, elle ne rendra pas le devoir sur la Genèse au motif que sa religion l’interdit. Elle avait les larmes aux yeux. Je crois qu’en réalité, ce n’est pas un problème de religion, c’est un problème de connerie. Ce petit incident me semble assez sérieux, je ne veux pas fermer les yeux. Je ne souhaite pas non plus en parler à la hiérarchie, car peut-être qu’une Gestapo interministérielle soumettra M. à la question (le ministre ou le recteur, encore, avec leur férule). Ce que je voudrais, moi, c’est qu’elle rédige son devoir en passant outre ses parents. Là, j’aurais servi à quelque chose.
Je regarde Strip Tease. Difficulté à comprendre le statut de ce que je vois : instants de vie confiés, ou performance d’acteurs amateurs ? Malgré tout, la générosité de ce médecin à Barbès, la joie d’un père au décollage d’une fusée bricolée, me rassérène.
Pour la N.A., je crois ce soir que le style, que j’ai trop rabroué, est devenu d’une banalité triste. Dans ce texte, il aurait dû y en avoir trop, peut-être n’y en aura-t-il pas assez…
Questions de mise en page. Ulysse est un formidable logiciel, mais comme n’importe quel outil, il affecte la forme de mes textes. Avec lui, le roman devient une superposition de fichiers. Durant l’écriture, j’ai eu tendance, puisque l’ergonomie d’Ulysse m’y poussait, à considérer chacun de ces fichiers comme des blocs de texte relativement autonomes, à la manière de sous-chapitres. Cependant, lors de l’exportation, quand tous les blocs de textes sont rassemblés en un seul gros fichier texte — autrement dit, lorsqu’on transpose une épaisseur en linéarité — cela donne l’impression d’une myriade de petits textes égoïstes, jouant chacun sa partition, de la même manière qu’une chorale est composée seulement de solistes.
En guise de rustine, j’utiliserai l’astérisme à intervalle régulier, afin de masquer artificiellement l’aspect de blocs autonomes se succédant. Dans tous les cas, c’est la macro-scansion du texte, la manière dont je le laisse respirer qu’il faudra repenser en entier.
J’expose le problème M. à Y., le CPE. Il est d’accord, cette histoire de devoir non rendu pour raison religieuse est sérieuse. Je ne me monte donc pas le bourrichon pour rien. De plus — je n’en suis pas fier — je comprends que c’est dans ces situations-là que je m’épanouis au collège. Je suis tout entier accaparé par le problème, aucune pensée parasite. C’est parce que là, nos actes, nos choix portent enfin. Ce n’est pas de pantomime qu’il est question — je travaille dans la réalité. — À croire que j’aime les emmerdes.
Dans le livre de Declerck, l’extrait fac-similé des écrits de Marc P. est fantastique. C’est une porte d’entrée ouverte sur le monde de la démence, mais — c’est plus rare — une démence qui n’a pas encore été prise en charge, et qui n’a pas atteint le stade de l’incommunicabilité. Marc P. essaye en permanence, en guise de justification, de conférer un semblant de logique à ses actes qui en sont dénués. Avait-il l’intuition, quand il écrivait ces lignes, étant encore jeune, farfelu et bien portant, qu’un processus inéluctable était à l’oeuvre au fond de ses neurones, qu’il finirait naufragé, et que la seule mémoire qu’on garderait de lui serait cet extrait anonyme, qu’une infirmière subtile aurait pensé à confier au psychiatre au cas où ?
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