Faire la carretera a El salvador dans la swift de location louée à prix d’or, motos zigzagantes dangereuses et les panaches de poix noire des chicken bus et semi-remorques. Puis emménagement dans le nouvel appart, le nôtre – courses au Cemaco pour l’équiper – peut-être venons-nous seulement d’arriver au Guatemala.
Achats de meubles jusqu’à ce que la carte nous l’interdise ; trouvons la réplique exacte (précisément, sa contrefaçon) du canapé que nous avions à Hautpoul. Achetons.
L’espagnol bloque. B. progresse à une vitesse stupéfiante (sûr dans trois mois elle passe l’agreg), moi je reste dans un embrouillamini absurde de mots, d’idiomes et de sons qui se présentent au hasard devant ma langue, ne disent rien, forment un mur.
La langue la langue la langue, comme si le français en moi refusait de céder un pouce de terrain.
Prérentrée dans les locaux superbes du lycée. Ce n’est pas le même monde ici qu’à B., F. ou P., la différence est obscène, serait même gerbante si je n’étais pas parvenu à l’intégrer.
À midi, W. dit prononce une phrase qui me fait comprendre une chose d’ici. Le temps des conquistadors n’est pas achevé. Les Guatémaltèques de la Ciudad – ladinos, métis au sang mélangé d’Europe, d’Amérique et parfois mais rarement d’indigène maya – ceux-là sont presque des étatsuniens. Ils en ont embrassé les valeurs et le mode de vie, la consommation sans retour ; tandis qu’aux rebords du pays se terrent les Mayas, les indigènes progressivement acculturés.
Réunions et préparation de la rentrée, puis deux heures dans les bouchons au retour. Pizza avec les collègues : l’un ancien correspondant de guerre en Afghanistan, l’autre ancien secrétaire de rédaction pour un grand quotidien ; un prof de philo qui faisait de l’aide à la personne dans la Drôme – diversité de parcours et points de vue que je suis précisément venu chercher.
Enfin, les trombes d’eau viennent sur le pays. Grande pluie tropicale cet après-midi, les routes deviennent des torrents, et martèlement des trombes au plafond et sur les fenêtres – un vacarme de tropicalité qui me laisse le sourire aux lèvres.
Début cours demain. Je refais mille fois les déroulés, vérifie les polycopiés, pense à la bouffe pour midi, au passeport, à comment s’habiller – jean noir tee-shirt kaki, B. dit que c’est un choix pertinent – je pourrais passer la nuit entière à vérifier que tout est bien en place, qu’il n’y a pas de jeu dans l’existence à venir, nulle part, total verrouillage ; car lorsqu’il y a du mou et de l’épar je redeviens moi-même, celui-là totalement inapte au métier que je prétends exercer.
Fenêtre d’en face depuis le toit-terrasse, c’est la chambre d’un gamin d’une dizaine d’années. On a dû lui offrir une batterie pour son anniversaire, et une lunette astronomique pour celui d’après. Je le vois, il ajuste les lentilles, s’escrime à régler le pied et pose son oeil sur le réticule. Quelles étoiles volcaniques, dansantes infernales et poudrées d’or voit-on par ici ?
Élèves d’ici pâte molle, souple et labile – un haussement d’épaules, un claquement de doigts et c’est le silence. Ils se tiennent doucement tendus vers le tableau, et le moindre mot gratté est gratté sur le cahier à la minute. Pourtant, je devine qu’un gouffre nous sépare. Des habitudes scolaires si différentes, une familiarité inhabituelle avec le professeur, qui subitement n’est plus si éloigné d’un parent, d’un parrain, d’un ami de la famille.
Avec les élèves de B., nous étions faits malgré tout d’une boue cousine. Ceux d’ici, j'ignore de quoi ils sont constitués. Quelques mèches propres de bon gamin, une aux mains tremblantes incontrôlables dissimulant mal sa tension. – Et puis l'étrange lorsque nous sommes tous dans la classe et qu’il faut lancer le cours : je ne sais que leur dire qui ne sonne pas faux.
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