Je ne pensais pas trouver dans Tristes tropiques les mots que je cherchais depuis quelques mois, faisant du voyage un symptôme – « ils apportent l'illusion de ce qui n'existe plus et devrait être encore » –, et je me demande avec quelle morgue et quelle colère, avec des phrases si parfaitement enroulées et précises, Levi-Strauss qualifierait nos voyages d'aujourd'hui où il est impossible, pour l'immense majorité d'entre nous, de ne pas être vulgaire.

« car ces primitifs à qui il suffit de rendre visite pour en revenir aujourd'hui sanctifié, ces cimes glacées, ces grottes et ces forêts profondes, temples de haute et profitable révélation, ce sont, à des titres divers, les ennemis d'une société qui se joue à elle-même la comédie de les anoblir au moment où elle achève de les supprimer, mais qui n'éprouvait pour eux qu'effroi et dégoût quand ils étaient des adversaires véritables. »


Toute la semaine mangé de fatigue. Chaque nuit c'est réveil à deux ou trois heures avec ces pensées qui n'en sont pas, des images ou des sons qui fraient sans ordre dans le mucus cérébral, que je chasse, qui reviennent au hasard jusqu'à me laisser, le jour, pour seule sensation la douleur.

Ce matin, j'ai passé deux heures et demie à rédiger la dizaine de mots sur facebook annonçant la sortie du livre.


Je mets la dernière main à ma fiche d'autocorrection orthographique à l'usage des cinquièmes et secondes, et qui constitue en quelque sorte mon Graal pédagogique. Meilleur sommeil, moral meilleur.

Dehors il pleut, contre les habitudes de la saison. Je regrette beaucoup, tout compte fait, de n'être pas parti en virée ce weekend avec H.


Je dis « Thimothée Chalamet » et son regard s'éclaire subitement.

Mon compte facebook s'emballe. Je reçois quotidiennement des likes et des commentaires, et des dizaines d'inconnus me font des demandes d'amitié fort peu cérémonieuses – ce dont je ne sais, vraiment, pas quoi faire. Se pose aussi la question de mettre un terme définitif à ce journal qui depuis trop longtemps tourne en rond.


Nouveau cours épuisant avec les premières. Cette frustration dont je ne sors pas, d'être incapable de les mener aux textes et de mener les textes à eux. Je quitte chaque semaine la salle avec un sentiment d'échec, qui me travaille durant des heures, car c'est bien là ma mission que je n'accomplis pas, rapprocher les hommes et les textes. Parfois ça n'a aucun sens ce qu'on fait en classe. Les textes s'effacent, les élèves blêmissent, et on ne me voit plus, moi, que gesticulatoire. Tout à l'heure, tandis que je m'agaçais de l'inattention générale – non, plutôt, je pétais un câble –, on a prononcé contre moi le mot « hystérique ». Et je n'ai pas relevé, parce que dans le fond l'élève n'avait pas tort.

Et puis quelques pages superbes et terribles de Levi-Strauss sur les castes et l'urbanité indienne.

Et même le dehors est saturé de sons hostiles, cohetes, sirènes de police ou d'ambulance qui dévalent le boulevard pour se perdre dans les rues quadrillées du centre. Le dehors est plein et je me plains – quelque chose – à quoi ça rime ? – du trop-plein.

« Ne foulez pas les mousses volcaniques à l'acide fraicheur ; puissent hésiter vos pas au seuil des prairies inhabitées et de la grande forêt humide de conifères, crevant l'enchevêtrement des lianes et des fougères pour élever dans le ciel des formes inverses de nos sapins : non pas cônes effilés vers le sommet, mais au contraire – végétal régulier pour charmer Baudelaire – étageant autour du tronc les plateaux hexagonaux de leurs branches et évasant ceux-ci jusqu'au dernier qui s'épanouit en une géante ombelle. »


Dernière soirée samedi avec H., tout bourrés avec nos effusions – tu vas me manquer, toi aussi et abrazo après le rhum – dans ce club où des ballons lumineux allaient de haut en bas suspendus à des câbles.

« Les caduveo réagissent curieusement à la boisson : après une période d'excitation, ils tombent dans un morne silence, puis ils se mettent à sangloter. Deux hommes moins ivres prennent alors les bras du désespéré et le promènent de long en large, en lui murmurant des paroles de consolation et d'affection jusqu'à ce qu'il se décide à vomir. Ensuite, tous les trois retournent à leur place où la beuverie continue.»