Ce jour-là tu étais tellement fier. Voilà d’où je viens : c’est ce que tu disais à la vieille dame et au vieux monsieur qui t’accompagnaient et qui étaient tes parents. De ce grand territoire de sel et de soleil, le Chott, pays des oasis et des glorieux Mézarigs, tu ne connaissais encore rien. Tes beaux yeux plissés, à peine impressionnés, le découvraient avec l’innocence des petits enfants qui apprennent à lire. Le soleil de plomb vous écrasait, il réduisait à rien la parole des vieux mais pas la tienne, toi, le marseillais de naissance, grande gueule mais gueule d’ange, qui de toute ta vie n’as jamais craint le soleil ou la soif. Alors tu parlais sans discontinuer malgré la chaleur, et ta mère inquiète voulait te couvrir le crâne d’un chapeau ridicule, ce que tu refusais — parce que même en plein désert, le style que diable !
Et tu ne savais pas qui de ton grand-père ou de ton oncle — c’est-à-dire tes véritables, tes biologiques — avait travaillé dans les villages alentour. Tu étais bien en peine de dire ce que tes biologiques avaient fait là au juste, et comment tant d’existences avaient pu passer toutes entières dans ce désert, où tu ne voyais rien que du sel grossier et de la rocaille, mais où d’autres avant toi, plus expérimentés, avaient su deviner quelques fertilités enfouies. Tu avais la certitude que ta famille, ta biologique, avait vécu dans la sebkha, autour, avant de partir et qu’ensuite on te trimballe, et difficile d’imaginer les conditions de vie, à l’époque, et ça devait te trotter dans la tête quand, ce jour-là, tu balayais du regard cent fois l’horizon avec un air de grand découvreur : voilà d’où je viens, l’aride, je viens de l’aride.
Tu as passé les mois précédant le voyage à te documenter. C’est ce que font, en général, les adoptés à un moment ou à un autre de leur vie. Tu n’as pas eu à chercher longtemps pour te mettre sur la piste. Tu as consulté des registres et des cadastres, tu as envoyé quelques courriers aimables en français à l’administration tunisienne, et, puisque par chance ta famille portait un nom peu courant dans la région, tu as pu la retrouver sans peine. Ensuite tu as déroulé patiemment une bobine d’informations morcelées dont le fil t’a mené jusqu’ici.
Lorsque tu leur as proposé le voyage, tes parents d’adoption ont d’abord rechigné — bien sûr, ils étaient inquiets ; allais-tu les renier lorsque tu aurais pris langue avec ton histoire ? — mais devant ton impatience si communicative, ils ont accepté de t’accompagner. Ils te devaient bien ça.
Bien sûr le paysage a changé depuis que ton grand-père, ou ton oncle, a quitté la sebkha. Il ne reste rien des quelques baraques en toile sèche qu’on voyait se maintenir, jadis, contre l’aride. Mais ce qu’on retiendra de ce jour, grâce à cette photographie que tu gardes comme un fétiche dans le tiroir de ta table de chevet, c’est autant ton visage radieux — l’impression que ta vie pouvait à présent débuter, puisque tu l’ancrais à un passé, à une généalogie et à un lieu — mais c’est aussi les visages émus, hors-champ, que la postérité ne retiendra pas, de celle qui tenait l’appareil pour la photo, et de celui qui, pressentant l’importance du moment, s’appuyait à sa canne pour ne pas défaillir. Leurs visages de parents si fiers d’avoir, eux aussi, accompli leur mission. Ce jour-là, vous étiez tous si fiers.
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