Portrait de femme, Campion. Mélo en costume au millimètre aux comédiens impeccables, tout froufrou, taffetas et rivière de larmes d'amour. Mais je m'ennuie. Je n'y retrouve pas la cruauté des Liaisons dangereuses, ou l'ampleur existentielle du Guépard. Il y manque un grand dérèglement.
Je fais voiture commune pour aller au foot avec A., ancien du lycée et compagnon enthousiaste. À 25 ans, il est juriste pour un cabinet américain en full remote depuis la Ciudad. La paye n'est pas terrible, dit-il, mais meilleure que s'il bossait pour n'importe quelle boite guatémaltèque. Son travail consiste en une aide juridictionnelle pour appuyer les demandes de visa des migrants aux États-Unis. Il me dit qu'ils sont devenus fous, les gringos. Même si tu es en règle, tu peux te faire jeter en prison – sans qu'il y ait aucune trace de toi nulle part – juste parce que tu as croisé un type de l'ICE et que t’as pas la bonne tronche. Avant que je le dépose chez lui, il me confie : les gens de ma génération, ils sont de plus en plus racistes, de plus en plus fous.
Dans Vivir para contarla, García Márquez dit son aversion des adverbes en -ment. Je sais que c'est un goût très répandu parmi les écrivains, à l'exception notable de D.F Wallace, qui, s'il n'en a jamais parlé à ma connaissance, les emploie fièrement, vigoureusement et plutôt deux fois qu'une. Pour ma part, j'ai toujours eu le goût de ces mots patauds, parce que j'ai la sensation que, bien utilisés – et Faulkner par exemple les utilise merveilleusement – ils peuvent être dans la phrase une force de déséquilibre, de désaxement, afin de la faire sortir de sa petite routine. En revanche, García Márquez précise que ses chasses aux adverbes, une fois le manuscrit achevé, lui ont permis de mettre fin à sa paresse lexicale : ne plus utiliser d'adverbes (et surtout ceux en -ment) l'a poussé à rendre plus rigoureuses ses phrases, et peut-être même lui permet de dire ce qu'il échouait à dire jusqu'à présent.
Ouvrir un livestream qui ne diffuserait que mon traitement de texte, pas de son, pas ma tronche, seulement la masse du texte gonflant par la fin, enflant par le milieu, se reconfigurant en permanence. Pour les spectateurs, qui auraient atterri dessus par la grâce un peu bizarre des algorithmes de recommandation, et qui résisteraient plus de cinq minutes à l'ennui, peut-être s'agirait-il de la plus véridique des plongées dans l'élaboration d'un roman, par un type, pas un génie, qui fait ce qu'il peut.
Il y a quelques années, j'avais entendu que des étudiantes coréennes prenaient l’habitude de se filmer seules en 4KHD sur fond de buildings, nuit et transparences, à réviser silencieusement leurs examens.
Quelqu'un a-t-il déjà bravé l'inintérêt total, en termes de spectacle, du geste d'écrire ? D'ailleurs, les films qui mettent en scène des écrivains les présentent dans toutes sortes de situations, mais jamais en train d'écrire plus longtemps que la durée d'un fondu enchaîné.
Je ne parviens pas à résoudre intellectuellement le trafic dans cette ville, imprévisible et imparable. Chaque soir à la sortie de la carretera a El Savaldor, il est impossible de prévoir si c'est le boulevard Los Proceres qui restera encombré jusqu'à la nuit, ou bien Vista Hermosa. Si l'un est encombré, l'autre est clair. S'il est impossible que les deux soient clairs, il est en revanche très fréquent que les deux soient encombrés. Pourquoi le jeudi à onze heures la carretera A San José Pinula est-elle noire de monde, et vide le lundi à la même heure ? Pourquoi le trafic se fluidifie-t-il subitement, deux cents mètres après qu'il a été congestionné, et sans qu'il y ait eu le moindre obstacle sur la route ? J'en deviens superstitieux. J'imagine les dieux du trafíco rivalisant de malice, désignant d'un vague geste de leur divin index un quartier ou un autre, une avenue, un pont, un échangeur autoroutier afin que s'y précipitent sans raison aucune des centaines d'automobilistes soumis à leur bon vouloir.
Hier, le fils de L. rentrait des États-Unis au Guatemala par la ligne aérienne régulière. Devant lui, un passager dont le visage ne lui est pas inconnu. Visiblement, ce passager est accompagné de deux gardes du corps qui se placent à ses côtés. Enfin, il le remet : il s’agit de Bernardo Arévalo, Président de la République de Guatemala, de retour de l'ONU où il a prononcé un discours. L. le confirmera plus tard à B. : oui, Arévalo prend les lignes régulières, afin qu'on ne l'accuse pas de voler l'argent du peuple. – J'imagine pour ma part que si l'agenda du président d'un pays insignifiant comme le Guatemala permet en effet de prendre l'avion comme monsieur Tout-le-Monde, les présidents des pays d'Europe, eux, ne pourraient pas se payer ce luxe.
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