Ça commence par la description d’une « chambre de plage », c’est-à-dire, grossièrement, le point de raccordement des câbles internet sous-marins avec le reste du réseau urbain. Ces chambres de plages, enfouies sous la terre, sont pourvues d’un regard, afin qu’on puisse aller y voir. C’est ce que propose Joachim Séné dans L’Homme heureux : on part d’une chambre de plage, et on arrive à la multitude.
D’embranchement en embranchement, on suit le parcours de Robin Sonntag — suivi comme son ombre par un mystérieux narrateur — , dont la mission pour le compte d’une société secrète appelée Maison des Programmes est de sauvegarder, grâce au réseau, par des actes de piratage, l’ensemble des savoirs humains. Mais le monde de Robin Sonntag n’est pas un monde heureux. C’est notre monde, celui qu’on voit tous les jours, où l’on va au centre commercial et où les gens travaillent en costume. Notre monde où l’on s’échange tous les midis à la pause déjeuner des remarques salaces dans les brasseries des zones commerciales. Où les algorithmes nous décortiquent en métadonnées avant, peut-être, de nous éliminer — « we kill people based on metadata », a dit le directeur de la NSA. (On apprend beaucoup de choses terrifiantes dans L’Homme heureux)
Le monde de Robin Sonntag n’est pas heureux, alors on comprend très vite qu’il songe à autre chose. C’est le sous-titre : détruire internet. Dans les dernières pages, le projet de Robin Sonntag, le projet de ce livre même, est résumé en une formule parfaite : « et déconstruire ne suffit pas, il faut détruire. » Robin Sonntag ne veut plus, n’a plus la force de remettre les choses à plat, plus la force de traquer les bugs. Tabula rasa.
Ça aurait donc pu être un thriller: comment un geek de haut niveau parviendra-t-il à détruire le réseau ? C’est davantage une élégie pour notre temps, où revient sans cesse, comme une antienne, ce beau vers de Neruda : « Toutes les îles de la mer sont les filles du vent » — et comment le faire savoir, le faire comprendre aux chevilles ouvrières du système, qui vont et viennent d’esplanades en buildings climatisés ?
Le récit, au fil des pages, semble comme parasité par une multitude d’autres textes issus de tous horizons : de Hannah Arendt aux statuts Facebook de Kadhem Khanjar, en passant par des bribes de Jean-Luc Godard. Textes qui viennent inquiéter la lecture linéaire, apportent profondeur et un certain vertige. On pense alors à la belle remarque de Duras, pour qualifier cette prose qui défie la phrase : « Le mot compte plus que la syntaxe. C’est avant tout des mots (…) qui viennent et qui s’interposent. Le temps grammatical suit, d’assez loin. »
Le chant de L’Homme heureux nous porte partout et nulle part. On gagne le don d’ubiquité ; on passe des opérations quantiques de l’infiniment petit aux immeubles anodins de l’Île Saint-Denis. Plus que tout, il fait entendre la mélancolie, la colère à peine voilée, de ceux qui voient clair dans l’époque désincarnée. Car déconstruire, sans doute, ne suffit pas.
L’Homme heureux, Joachim Séné, Publie.net, 2020
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