Demain rentrée la nuit sera mauvaise. La chose qui me remue dans ce métier est enracinée profonde et il faut que j’accepte – que j’accepte d’être juste un prof faisant normalement son boulot, et les élèves juste des élèves qui feront bien ce qui leur chante. Accepter juste que les choses soient.
Deux nuits que je m’impose, contre le mal-sommeil, avant de dormir, une quinzaine de minutes de respiration comme on dit relaxante – on dit, je crois, respirer en carré, car il faut visualiser les cycles de respiration sous la forme d’un carré : inspiration verticale montante, cinq secondes ; bloquer la respiration horizontale haute, cinq secondes ; expiration verticale descendante, cinq secondes ; bloquer la respiration horizontale basse, cinq secondes – carré – et ainsi de suite. Deux nuits que je m’impose le carré et, chose étonnante, deux nuits que je rêve. (pas pris le temps de les noter)
Ascension de l’Acatenango. Nous ignorions à quel point c’est un haut lieu du tourisme gringo, car là-haut, à près de quatre mille mètres d’altitude, on voit le Fuego perpétuellement en éruption. On nous dit que chaque weekend trois mille personnes y montent pour le spectacle.
Alors files ininterrompues de touristes blanchâtres et quelques guatémaltèques plus ou moins équipés à flanc de montagne, à travers les parcelles de frijoles puis de terre noire de volcan. Tellement de monde à certains endroits que des bouchons se forment ; on patiente comme dans la bagnole.
Nous atteignons le sommet à six heures du matin sous les rafales et le froid glacial. Le spectacle est splendide. Impression de toit du monde et qu’il n’existe pas de plus loin, de plus sec, de plus oublié, de plus grande permanence. Dans la pénombre, je distingue des centaines de silhouettes sur les crêtes, accompagnées des guides – une dizaine en chasuble fluo – qui font tourner le business. On mire très fort le Fuego, à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau, et on regrette, presque véhéments, qu’il ne crache pas suffisamment de lave, bien sûr, franchement, c’est un peu con d’avoir fait tout ce chemin pour ça, on veut une éruption qui ait de la gueule, remboursé.
Je rencontre A., sorte de backpackeur absolu. Il me raconte quelques bribes de sa vie qui me semble un infini voyage ; pas un pays où il n’a pas mis les pieds. Je nous regarde, nous sommes effrayants et un peu émouvants aussi.
Reprise. J. nous fait lire le très joli conte de García Márquez, La Luz es como el agua : les gens de Carthagène seuls savent naviguer la lumière. Ensuite rien. Deux parties d’échecs et deux défaites.
Hier avec H. à El Rito, flanqué d’un ami suisse caricature d’enfant de la balle, biberonné aux start-ups, aux bitcoins et aux HEC, de ceux, encore très jeunes, dont on se rend compte dès qu’ils ouvrent la bouche qu’ils ne considèrent l’existence que sous trois angles : les thunes, les idées pour se faire des thunes, les meufs – le dernier angle présentant, dans leur pensée, d’étranges similitudes avec les deux premiers.
A notre table, il y avait aussi F., le guide naturaliste, sa femme C., et un troisième type de passage ici avant qu'il reparte faire je-ne-sais-quoi au Costa Rica. Dans la conversation, le type de passage se confiait : il avait perdu toute sa fortune en investissant dans les cryptos. Mis bout à bout, des millions partis en fumée. Mais il en parlait comme un joueur de casino, tremblant, rêvant malgré lui de se connecter encore à ces plateformes de mes deux. Plus il s'emportait, plus c’était évident qu’il était totalement désespéré.
Mais le Suisse, lui, ça l’intéressait les cryptos : « mais c'est normal, t’as misé sur des shitcoins, mec ! » Le Suisse prononce fréquemment des mots comme scale, mining, et, face à ce type qui s’était fait plumer, employait des métaphores foireuses pour nous expliquer en quoi ce truc est une immense révolution – pour se faire des thunes, et sans doute des meufs.
Tandis que la soirée avançait et que je vidais dangereusement des bières, je me rendais compte que j'étais trop vieux maintenant. Trop vieux pour avoir la patience de supporter davantage ce genre de type. Trop vieux pour faire semblant de débattre, de construire, de m’enrichir de la pensée haute en couleurs de ces connards célestes. Je ne veux plus prendre de gants avec ces gens-là, je veux les mépriser tout de suite, sans attendre, les ramener à leur condition de péteur servile dans la soie. Ils nous font tellement de mal.
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