Très beau film à Beaubourg, El Agua, vénéneux mais tranquille. S’y joue autant le destin du monde que d’une jeune femme – rarement j’ai si bien vu filmée l’eau de ville « pleine de merde », ses canaux d’irrigation, sa saumure, le béton beige limoneux, la nature contrainte qui s’échauffe brutalement.
À Lorient ce weekend. Au passage, vu G. à Rennes : medef et Lauryn Hill. Le lendemain, nouveau record personnel du monde sur 10km : 41’40.
C. m’annonce son diagnostic : fuites idéiques, pour lequel il a été brièvement interné. Dans les grandes lignes, je lui raconte l’histoire de L. et le long monologue halluciné qu’il m’a tenu cette nuit-là quand tout s’est déclenché. Buvons quelques verres en écoutant Van Morrisson. C. me dit qu’il faut que je revienne pour recueillir son témoignage de la clinique, puis il me fait lire ces vers de Rûmi :
Il faut bouillir, il faut bouillir
Car nous sommes la mer du signe,
À part l’amour, à part l’amour,
N’existe aucun métier pour nous.
Je ne suis pas allé à la manif, car retour de cette fièvre légère, autrefois régulière, que je n’avais pas sentie depuis des mois. Puisque je travaille moins cette année, je ne tombe plus malade. « Comment va ton bouquin ? », a demandé C. – j’ai fait mon possible pour ne pas me démonter.
Tout le monde me dit que nous avons bien fait de refuser le poste pour Caracas, mais je crois que, paradoxalement, je n’ai pas joué la sécurité en refusant. C’est peut-être en restant que nous nous mettons en danger. Car qu’allons-nous faire, puisque nous ne partons pas ? Je réfléchissais : si je postulais à nouveau l’année prochaine pour des pays x, y ou z, et qu’on me proposait un poste intéressant (c’est-à-dire ailleurs qu’en Corée du Nord), nous atterririons alors dans ce pays inconnu en septembre 2024, j’aurais presque trente-cinq ans, et ce n’est plus un âge pour les ruptures franches. Ce qu’il faut c’est faire, très vite – avant qu’il ne soit trop tard.
Rentré bouilli ; démarches pour constituer le dossier segpa de M. Je me demande si je n’en fais pas une affaire personnelle. On me dit que M. fait « une fixation sur les lieux et les couleurs », et que les rares fois où il s’exprime, il mélange l’ordre des mots. Ce gamin, à seulement le regarder, c’est un déchirement.
La dernière fois, G. m’a parlé de la Trilogie de Pan, Giono, qui est à mon avis la partie la plus indiscutablement réussie de son oeuvre. (G. m’encourage toutefois à reprendre Un roi sans divertissement où je l’avais laissé) Avec le recul, Un de Baumugnes, que m’avait prêté J., est un des plus beaux livres lus ces dernières années. En ce moment, c’est Colline : un lézard dans l’herbe, un chat noir plutôt qu’un sanglier, et soudain c’est une inquiétude monstrueuse qui submerge. La terre, unicité vivante, ne serait-elle pas hostile à présent ? C’est aussi cette idée, développée pour donner un peu d’air à nos raisonnements sans perspective, que l’on retrouve aux premières pages d’Où atterrir ? (Et il faudra que je le finisse, lui aussi – dingue le nombre de bouquins que je laisse en plan, comme si je les sous-estimais)
Les jours passent et je m’emplis de limaille de plomb ; difficile de me déplacer, de parler, de m’intéresser à quoi que ce soit – lire un peu seulement me déleste.
Heureux d’aimer à nouveau Giono. « Sous l’oeil noir des fusils la terre gît, végétale et parfumée »
J’apprends par mail le résultat du cd du petit A. Exclusion définitive, parce qu’il a dit au collègue d’anglais – et j’imagine sa voix fluette, son sourire en coin, son calme apparent et ses yeux qui vrillent – « mais je vous encule, Monsieur, je vous encule ». J’ai connu A. il y a deux ans, à F., avant qu’il s’en fasse virer là aussi. C’était ma première année, il était en sixième et, haut comme trois pommes, il m’a fait péter les plombs vingt fois. Deux ans plus tard, après son exclusion de F., il est le premier élève que j’ai croisé à B : le jour de mon arrivée, j’avais à peine fait trois pas dans la cour qu’il m’a interpellé « Bonjour Monsieur, vous me reconnaissez ? » – comme si, planqué derrière une porte, il avait attendu des mois que je le rejoigne. Dès lors, dans mon esprit, les choses étaient claires : un serment tacite nous liait lui et moi : survivre à ce trou à rats. De manière absurde, lui parti, j’ai l’impression que je suis le prochain sur la liste.
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