Stevens, majordome de la grande maison Darlington Hall, n’a qu’un mot à la bouche pour définir la grande qualité nécessaire à l’exercice de sa fonction : dignité. Au nom de cette dignité – qu’il définit comme capacité à servir, qu’elles qu’en soient les conséquences, la maison pour laquelle il travaille et de s’effacer derrière elle – Stevens justifie toute une vie passée dans la solitude.
Le livre commence par la proposition que lui fait son nouvel employeur, un riche américain ayant racheté le domaine après la mort de Lord Darlington, de prendre quelques jours de vacances et d’entreprendre un voyage pour visiter l’Angleterre. Stevens souhaite revoir Miss Kenton, ancienne intendante à Darlington, pour lui offrir de revenir travailler avec lui. Au cours de ce voyage à travers la campagne anglaise, Stevens se rappelle les moments marquants de sa carrière et ceux passés en compagnie de Miss Kenton. Bien sûr, au nom de sa dignité, Stevens n’admettra jamais qu’il fait surtout le voyage pour renouer avec elle les fils d’un amour qui n'a pas eu lieu.
Stevens est un homme de peu de mots, préférant toujours, à la description précise des choses et des événements, l’esquive et la litote. À maintes reprises, Miss Kenton a voulu forcer sa cuirasse, mais Stevens n’a jamais cédé. Les procédés d’atténuation, voire d’effacement, saturent le texte, si bien qu’il est remarquable de constater que les personnages du livre ne sont jamais décrits ; ils ne sont que fantômes, silhouettes blêmes époussetant des couloirs vides pour le bien-être de leurs employeurs à la bienveillance condescendante.
À mots couverts, lors d’une étape dans une auberge, Stevens se vante d’avoir participé à l’Histoire en train de se faire, et d’avoir fréquenté les plus hauts dignitaires. Son orgueil, qui confine ici au mensonge, s’explique par la justification qu’il fait de cette dignité : il s’est mis au service d’hommes sages et puissants, et s’en remet totalement à leur jugement. C’est sa manière à lui, avance-t-il de manière parfaitement pathétique, d’oeuvrer à la paix dans le monde…
Tout en mettant (littéralement) les petits plats dans les grands, il est au plus près des grandes manoeuvres géopolitiques dont Darlington Hall est le théâtre, dans l’Angleterre de l’entre-deux-guerres. Lord Darlington, rappelle-t-il, se bat pour la paix et la reconnaissance du préjudice fait à l’Allemagne au titre du traité de Versailles. N’ayant (comme le lecteur) qu’une vision parcellaire des choses, Stevens idolâtre ce vieux Lord naïf mais influent – et il faudra qu’à la fin du livre, déjouant toutes les préventions du majordome, le lecteur comprenne que Lord Darlington n’aura été que le jouet des nazis pour la progression du IIIe Reich.
Au fil des pages, se dévoile la vérité crue, derrière la litote permanente. La dignité de Stevens est un leurre. Involontairement, Stevens a davantage servi les nazis que les démocraties de l’Ouest ; quant à son comportement avec Miss Kenton, la dignité derrière laquelle il se drape pour refuser ses avances n’est que le paravent d’un comportement lâche et cruel. Au moment le plus fort du récit, tandis que s’organise à Darlington Hall une grande conférence pour la paix, Stevens embauche son propre père, ancien majordome de haut niveau désormais âgé pour effectuer des tâches subalternes. Quand la conférence bat son plein, celui-ci fait une attaque et meurt.Le reste du personnel est effondré par la nouvelle, mais Stevens, lui, ne montre pas le moindre signe d’émotion. Plus tard, il expliquera même retirer de ce moment une grande fierté, car sa dignité y aura été mise à l’épreuve, mais pas prise en défaut.
Il serait erroné, je crois, de résumer le livre à un regret, une hésitation facile : aurais-je été plus heureux si je ne m’étais pas dévoué corps et âme à Darlington Hall ? Car Stevens manipule en permanence le récit dont il est l’unique narrateur. En réalité, ses actes apparaissent, en dépit de toutes ses justifications, comme ceux d’un être profondément sociopathique et gonflé de sa propre importance. La posture même qu’il adopte vis-à-vis des événements du monde, qu’il observe et ne comprend qu’indistinctement, ne révèle que sa couardise. Contre tous les cataclysmes qui viennent, contre tous les possibles que lui offre Miss Kenton, sa dignité lui commande de ne pas s'engager et de ne se justifier de rien. Alors il reste maitre de son royaume, un petit Lord servant les grands – et l'on voit bien que l’Histoire en train de se faire lui est finalement bien égale. Lorsque Lord Darlington exige que les deux caméristes juives soient renvoyées, signe de l’influence grandissante des nazis, seule Miss Kenton s’en offusque et menace de démissionner. Pour Stevens, au contraire, il en va de sa dignité de ne pas protester – dignité qui est en réalité sa grande maladie d’âme.
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