La plupart du temps, mes notes de marche n’ont aucun intérêt – comment trouver la force de dire autre chose que je suis au milieu de nulle part mais fatigué ? C’est pourtant ce que je ressens de plus fort, ce qui est le plus évident : la fatigue éprouvée au contact de la grande liberté ; et il m’est impossible de décrire les mille nuances de nature et de fatigue qui m'élèvent l’esprit. Cette fois, au contraire, j’aimerais sortir un peu de moi : faire l’effort de décrire les paysages traversés, dire précisément comment je sens la montagne et avec quelle humeur elle s’accorde.
Prendrons demain l’avion à 5h pour Calvi. Sensation que les choses, l’organisation des choses, ne tiennent pas. Partons n’importe comment – mais c’est aussi pour cette raison que je veux partir.
Là-haut, sur les crêtes et dans le froid, on se découvre toujours un peu. Les sacs seront lourds, quinze kilos environs, six jours d’autonomie plus le poids des affaires chaudes, laine, bonnet, duvet d’hiver, etc. Volonté de s’affronter à nouveau à ça.
Pour lire, j’emporte les Rêveries, Rousseau, un peu par hasard. Sans doute à tort, j’imagine Rousseau comme la transfiguration parfaite de la montagne corse.
Réveil en sursaut à quelques heures d’embarquer : j’ai confondu mon permis de conduire avec ma carte d’identité ! Il s'en est fallu de peu pour qu'on ne me laisse pas monter dans l’avion. J’ai passé une bonne partie de la journée à ressasser l’événement. L’erreur est trop grossière : une part de moi refusais de partir. Je suis fou de rage que le Toto azimuté de mon inconscient m’ait fait le coup, et que je m’y sois laissé prendre de si bonne grâce.
Mais ce soir, je suis bien en Balagne, après Calenzana, refuge d’Ortu. Seules deux ou trois personnes au refuge, bivouac derrière un muret de pierre pour se protéger du vent ; le silence de la montagne est le plus riche du monde. Beau temps comme en été. Entre deux carcasses calcinées, empreintes des récents feux ; les sapins renaissent à flanc de falaise et prennent la couleur de l’automne.
Raté le journal d’hier, j’avais laissé le stylo dans la chaussure (sic). Hier, avons doublé l’étape, d’Ortu à Asco sans s’arrêter à Carrozzu.
Aujourd’hui étape doublée, pareil, mais ça n’était pas prévu : d’Asco à Mori en passant par Tiggjettu. Dénivelé impressionnant : 2000 d+ par jour, à peu près autant en d-. Le chemin tient autant de la randonnée que de l’escalade.
Montagnes sèches, rien de vivant là-haut. Rocaille rousse nous glissant sous les pieds.
Mais je présume de mes forces à vouloir tenir la comparaison avec B., dont l’entrainement de traileur est incomparable. Genou droit déjà en carafe, enflé sur deux centimètres à l’intérieur. Tendineux ou musculaire ? Si tendineux, de forte chance que je doive abandonner tôt ou tard. Colère. Impression d’être le premier des touristes sur le GR, un de ces types venu en jean-basket pour traverser les montagnes.
Long chemin presque plat serpentant à l’infini ; forêts de pins orangés. Une grande tourbière près du lac Nino, mouflons et vaches observant notre passage. Ambiance pastorale tout le long des dix heures de marche, mais les pics montagneux, juste derrière, disent bien qu’il faudra se méfier demain.
Hier soir, à Mori, trois filles corses d’un village plus bas sont venues à la tombées de la nuit avec un chien. Suis sorti fumer une cigarette avec l’une d’elles : on distinguait le Mont Cinto dans la nuit. Elle a dit – lapsus probablement, ou est-ce moi qui ai voulu l’entendre ? – cette montagne est céleste.
Nos corps s’habituent maintenant à la charge de travail, au dénivelé important auquel nous les soumettons. Passons des barres rocheuses démesurées, longeons des précipices, la ligne de crête est le chemin.
Neuf heures de marche aujourd’hui entre Mangagnu et l’Onda. Ce matin, passage au coeur de la région des lacs où la montagne est la plus sauvage, la plus aride – vol d’un gypaète barbu ? – des éboulis à grimper sur des kilomètres pour accéder au surplomb des vallées.
L’après-midi, reliefs aplatis constellés de rose – avons choisi la variante alpine du GR. Deux jeunes allemands nous suivent comme notre ombre ; de refuge en refuge, nous sympathisons.
Déjà, la moitié du chemin est parcourue, alors j’ai dans l’idée qu’il est terminé.
J’envie le pas du montagnard : tranquille et précis, sûr, économe de mouvements, d’une patience inébranlable. Par comparaison, le mien est lourd, monte en force. En déséquilibre constant, il subit la descente et requiert toute l’énergie disponible.
Durant les ascensions, le vrai montagnard te met à l’amende avec son sourire discret. Il est chez lui, toi pas. Observe et apprends.
Ce soir, atteignons le refuge de Capanelle, où nous ne trouvons pour nous réchauffer qu’un petit poêle à bois. D’autres avant nous ont utilisé des lattes du plancher vermoulu pour nourrir le feu.
Faisons connaissance avec un randonneur qui, le soir, a l’habitude de lire un thriller. Pour gagner du poids, et surtout pour laisser une trace, il arrache les pages lues au fur et à mesure et les laisse en évidence sur une table dans les refuges.
Nous, humeur joviale, allons plus vite que prévu. Pensons déjà à la grande nuit de picole que nous nous paierons à Porto-Vecchio, et la pizza et demi rituelle.
Mauvais temps gagne peu à peu. À mesure que nous redescendons, la brume bouche les sommets et l’humidité s’insinue. Ne restent que les feuilles jaunies des boulots qui surnagent au-dessus de la grande nappe.
Étape tranquille et pénible – Vizzavone, qui marque la frontière entre le Nord et le Sud. Est-ce le temps, la monotonie des chemins, mes pieds qui souffrent à chaque pas au-delà du vingtième kilomètre ? Hâte d’être à Conca. Aujourd’hui, ce qu’il reste du trajet à parcourir nous apparaît ennuyeux rapporté aux immensités spectaculaires du Nord.
Demain grosse étape – partons le nez au vent, onze heures de marche par les crêtes, départ de nuit pour arriver avant la nuit. Quant au temps, B. est optimiste, moi beaucoup moins.
Bivouac à Asinau où le refuge d’altitude, qui a brûlé en 2016, est toujours à l’état de chantier. Nous supposons qu’on ne le reconstruit pas pour dévier les marcheurs vers les établissements privés et payants de Matalza et Crocce.
Longue journée, fort dénivelé ; reliefs acérés comme au Nord – prenons plaisir à nous rappeler ces efforts. Puis traversée d’une grande vallée mystérieuse et triste où, à perte de vue, tous les arbres étaient morts. Leurs grandes carcasses s’étiraient en hauteur comme si elles souffraient encore. On imaginait une maladie foudroyante – pollution ? Une heure étrange à marcher là sous le ciel tendre et triste, et les milliers d’arbres morts qui n’en finissaient pas de nous prendre à témoin.
Problème sérieux ce soir : le réchaud à alcool ne fonctionne pas. Impossible de faire cuire quoi que ce soit. Attendons depuis deux heures que l’eau frémisse, faim de loup, on s’endormira sans doute le ventre vide.
Dernière étape entière, d’Asinau à Paliri. Pluie toute la nuit et toute la journée. Des cordes en début d’après midi au col de Bavella. Sommes trempés jusqu’à l’os, moral vacillant, engueulades puériles en conséquence.
Soirée au refuge de Paliri, séchés par le poêle à bois, en compagnie de deux cousines croisées sous la pluie, qui terminent elles aussi la seconde partie du GR. Je lis chaque soir quelques pages de Rousseau, parfois à voix haute – pour que B., chanceux, n’en perde rien !
Idée typique chez Rousseau, puis chez tant d’autres romantiques, usée jusqu’à la moelle mais dans laquelle je me reconnais toujours, qu’on devine le fond de son âme dans le paysage. La nôtre ce matin : brume blanche et homogène, humidité terrible imprégnant tous les tissus, et nos pas lourds et sans énergie.
La mauvais temps fait sortir les salamandres, immobiles par centaines au milieu du chemin. Parfois même elles se jettent sous nos pas.
Impression que le GR dure depuis des mois. Désormais, les premiers jours sont indistincts, deviennent un fantasme de peintre. Tout est passé si vite que j’ignore ce que je conserverai de cette marche à l'exigeante inattendue. J’aimerais que ces notes en soient la synthèse, mais c’est l’inverse : les fragments dispersés m’indiquent ce que je n’ai pas encore compris.
Arrivée à Conca en fin de matinée. Fin officielle du GR. Photo de fin de GR devant une plaque stupide de fin de GR. Premières bières, affalés sur les fauteuils de bar opportunément placé. Puis passons l’après-midi à Porto-Vecchio avec C. et C., les deux cousines. Comme prévu, buvons trop de bières, mangeons chacun notre pizza et demi, rentrons déchirés au camping où nous attendent les tentes et nos affaires trempées. Dormir.
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