Dans le train vers Clermont. Je lis La Vieillesse d’Alexandre, qui est passionnant contre toute attente. Roubaud exhume la vieille idée mallarméenne selon laquelle toute littérature serait poésie. — Et ce n’est pas une réflexion futile !
Il y aurait du vers partout « excepté à la quatrième page des journaux ». «Toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification ». Et même plus loin : dans Crise de vers, « en vérité, il n’y a pas de prose ». De ces idées simples qui me mettent la tête dans les graviers.
Alors je résume. Il y aurait ceux pour qui la littérature a trouvé refuge hors le style : Louis, Jablonka — ce sont les premiers qui me viennent — eux et tous les journalistes qui font des romans plaisants sur des faits divers. Et il y a les autres, les mallarméens, qui font justement du style la condition de la littérature. Et peut-être que la réponse à la question : « le style est-il la condition de la littérature ? » permet le partage en deux camps rivaux de toute la production contemporaine.
Roubaud encore : nous n’avons pas assisté à une dissolution progressive du vers depuis la fin du XIXe, mais au contraire à une « extension radicale de ses pouvoirs ».
Aux Martres-de-Veyre — mais je ne suis même pas certain du nom du village. Plus personne n’habite les villages, même (surtout) les plus touristiques. À Orcival, juste à côté, toutes les maisons sont condamnées, beaucoup sont en ruine. De manière paradoxale, moins on habite les villages, plus les solutions d’hébergement — gites ou chambres d’hôtes — prolifèrent. À terme, tous les villages deviendront des vitrines factices de la France éternelle. Il n’y aura plus de supermarchés, mais une multitude de gites d’antan.
Le soleil se couchait, on rentrait avec la Twingo rouge. Le ciel était orange et doux, de la même couleur exactement que les herbes folles sur le bas-côté. Personne sur la route et à l’autoradio les Smiths qu’on chantait : « and if a ten ton truck crashes into us… »
Le monde-foule qu’il y a partout, même dans l’arrière-pays du Massif central. Tant de monde qu’il est impossible de se baigner dans le moindre lac de la vallée de Chaudefour, ou de se promener en paix sur les crêtes du Sancy.
Pourtant, nous avions choisi le Massif central par hasard, presque comme dans la pub du Loto. Cela accentue notre impression qu’il n’y a plus un kilomètre carré de la planète — au moins de la France — qui ne soit pas vassalisé et souillé par les millions de corps nus et stupides qui nous ressemblent tellement.
Il n’y a plus nulle part en France où être seul ; plus nulle part où entamer un dialogue serein avec le monde. La contemplation des pics est toujours gâchée quelque part par une tente fluo — et qu’importe si ma tente de bivouac est de la même couleur ! Par conséquent, je deviens claustrophobe jusque sur les points culminants.
C’est peut-être l’idée qui caractérise le mieux notre époque et marque le grand changement philosophique avec la précédente : il n’y a plus nulle part où fuir. Plus nulle part où échapper à la société, à la police de la société ; plus nulle part où échapper au cataclysme. Nous avons conquis la moindre parcelle de notre monde et l’avons transformé pour notre usage (cf ce que dit Rosa : nous avons rendu tout notre monde disponible). La conséquence, c’est que nous ne pouvons plus le quitter, d’aucune manière. Il n’y a plus d’île déserte, plus de continent perdu.
Sinon le Roubaud : parfois tout à fait imbitable et mathématique (la « théorie du rythme abstrait »… ), parfois magnifiquement clair et incisif. Idée que l’alexandrin était, dès l’origine, voué à la destruction future : « l’instant d’équilibre pesant du vers classique, qui demeure inchangé dans tout le 18e et jusqu’au premier tiers du 19e, contient en lui-même les germes de la destruction. » Hugo, qui va refaire l’alexandrin, ne parviendra pas à contrecarrer le bouleversement germinal du modèle classique.
Il faudrait donc revenir à Rimbaud. Il y a un Pléiade à 30 balles sur le Bon Coin.
On me nomme donc prof de fle pour des élèves allophones, et même que ça s’appelle UPE2A.
Bien sûr, le boulot m’intéresse — et puis je me sentirais sans doute plus utile à apprendre le français à des élèves pour qui c’est une question de survie, qu’à faire semblant de faire lire Montherlant à d’autres.
Mais ça ne choque donc personne, au ministère, au rectorat, ou à la direction du collège, que le premier type venu, à peine bombardé prof, ignorant jusqu’à l’existence de ces dispositifs, soit chargé des premiers pas scolaires d’une population émigrée des quatre coins du monde ? S’il foire, de toute façon, ça ne fera que des mendiants en plus dans quelques années.
H. avait raison. On ne me dit rien d’autre que : « bah, on te fait confiance, tu te débrouilleras bien ! », et on me tape gentiment sur l’épaule.
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