L’opération s’est bien passée, je crois. Au bloc, c’était l’usine. Nous avions tous les mêmes âges et, un par demi-heure, sans discontinuer, nous passions à la chaine sous le laser. De l’opération, outre les effets psychédéliques des lumières, je conserve en mémoire le bruit métallique de la machine, et surtout l’odeur de chair brûlée qui s’est élevée. — Mais c’est mon oeil, là, qui crame !
Ai passé une grosse partie de la journée à rédiger une note pour le livre d’A., mais rien n’est venu correctement ; cela donne un travail bâclé, inutile à tous les points de vue.
Je n’écris pas beaucoup, je joue aux échecs de manière compulsive. Examiner un échiquier, trouver une solution avantageuse pour chaque situation, un gain franc ou un moindre mal : les échecs, c’est le monde maniable et présentable, en un mot rassurant.
Je dois parler demain de Samuel Paty — et pourquoi même dans ce journal, je rechigne à écrire son nom ? Hier j’ai écrit : « le prof d’Histoire-Géographie ». De manière générale, j’évite la plupart du temps de prononcer le nom des victimes anonymes. Je crois que j’envisage cette proximité et cette empathie soudaine — dire le prénom et le nom, faire comme si on le connaissait — comme une obscénité. Il aurait dû rester un anonyme !
Il y a donc cette lettre de Jean Jaurès aux instituteurs, dont j’ignorais l’existence jusqu’à hier. Au milieu, cette superbe formule (certes tronquée par le ministère, mais qui a le mérite de l’alléger) : « il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force. » Les petits cons diront que c’est pompeux, mais peut-être que c’est la plus haute mission de n’importe quel professeur — éveiller le sentiment de l’infini.
Pour la première fois de ma vie, un nouveau signe de vieillesse : je me suis opposé à une grève. Les collègues ont refusé de prendre les élèves, pour protester contre le protocole sanitaire inadapté (inadaptable ?) et la suppression du temps de concertation pour l’hommage à S. Paty.
Je pense que la situation est si instable, effrayante — encore un attentat à Vienne ! –, qu’il est de notre devoir d’incarner la stabilité, la robustesse, pour des élèves qui doivent se prendre tout ça en pleine tronche. Il nous faut prendre notre part de la crise. Nous, les profs, avons parfois des grâces de pompiers pyromanes.
Good Time. Deuxième film que je vois des frères Safdie, à peine moins puissant qu’Uncut Gems. Le premier plan, long champ-contrechamp entre le psy et Nick, dont on ne sait pas s’il comprend ou ne comprend pas — c’est le Benny de Faulkner amené à New York –, est irrespirable. Les films de ces types sont inconfortables. À chaque fois, ils m’ont saisi par l’intestin et m’ont presque rendu malade.
Aujourd’hui, au collège, le chaos. Comme une addition de toutes les médiocrités imaginables s’ajoutant les unes aux autres. Pour la première fois de ma vie, j’étais de l’autre côté, avec les pissefroids. Les autres collègues ont passé la journée à envoyer diverses lettres à des cravatés qui se torcheront le cul avec.
J’ai pris mes élèves qui erraient dans les couloirs au gré des annonces paradoxales effectuées au gueuloir. Les PC étaient hors d’état, les élèves perdus, incapables de comprendre la coalition des événements. Mon cours sur la laïcité est devenu tout à la fois dérisoire et capital. Un joueur d’harmonica sous un tapis de bombes.
Plus tard, avec les collègues — et pour moi par pure envie de sentir l’atmosphère — nous nous sommes rendus devant la mairie de Saint-Denis pour réclamer l’instauration de demi-groupes. Il y avait SUD et la CGT, les fonctionnaires municipaux qu’on haranguait contre Hanotin, Macron, le confinement, leurs payes pas bonnes et toute cette putain de ville. Dans les rues, du monde partout. Et ce n’est pas que les gens bravent le confinement, c’est qu’ils s’en foutent. Ce qu’ils disent, là-haut, il y a longtemps qu’on ne les écoute plus. Les gens d’ici ont même oublié l’existence des petits marquis dans les palais qui s’agitent en tous sens.
Sur la place de l’hôtel de ville, il fallait humer l’air très fort — et moi, le covid a niqué mon odorat — pour comprendre que chacun de nous rejouait, par les postures, le célèbre vers d’Eliot : « this is the way the world ends / not with a bang but with a whimper ». Après qu’il ne s’est rien passé du tout, en rentrant de la manif, je disais à M. qu’étant plus jeune j’appréciais la sensation du chaos. J’aimais quand les lignes bougent franchement et qu’on n’a encore aucune idée de la figure nouvelle à venir. Aujourd’hui, le chaos que je sens ne me fait peut-être pas peur, mais il me rend mélancolique à pleurer.
(M. m’a répondu : c’est normal, car aujourd’hui c’est à notre tour d’avoir quelque chose à perdre)
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