Fin. Arrivée à Luchon. Le soir, avant un dernier bivouac sur le bitume, juste à côté de la gare, avons mangé une pizza, énorme, puis une seconde juste pour le fun. « La carte des desserts ? — Non, encore celle des pizzas. » Bizarrement, avons très mal dormi ensuite.
Reste un mot que je ne crois pas avoir utilisé dans ce journal, auquel pourtant j’ai pensé tous les jours. Si la rando est une épreuve plus qu’une performance, elle est aussi — le mot manquait — une méditation. Comment mieux qualifier mon activité cérébrale après 2000m de dénivelé positif en quelques heures ? L’épreuve physique me ramène à moi-même en même temps qu’elle m’éparpille dans le monde. De la sorte, je deviens les paysages.
Retour au bercail, à Tours, mais nous sommes encore un peu dans la montagne. Je repense aux vaches brunes, matrones, qui nous dévisageaient dans les pâturages. De toutes les bêtes que nous avons croisées, de tous les animaux que je connais — même les plus nobles — la vache est la seule qui soit poète. L’être d’une vache couchée dans l’herbe, tranquille, mâchonnant son brin d’herbe, qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il vente, est un être de poète.
Ju. me demandais ce que je préférais de la mer ou de la montagne ; j’ai répondu que j’étais du littoral.
À Carnac. Toujours les mêmes endroits sur les rochers, au mètre près, où je me pose pour quelques pages entre Ty Bihan et St Co en fin de journée. J’ignore pourquoi il n’y a jamais personne ici. Pour la N.A., j’avais rédigé un petit passage pompeux sur le heimat, lieu natal, que j’ai la plus grande difficulté à définir sans dénaturer. Moi, c’est là, ici, sur ces rochers au mètre près, que j’éprouve la sensation du heimat.
Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible : « Vous rappelez-vous encore cette fin d’automne ou cet hiver de votre enfance où vous avez vu pour la première fois la neige tomber ? C’était comme l’irruption d’une autre réalité. Quelque chose de farouche, de rare, qui vient nous visiter, qui ploie et transforme le monde sans que nous en soyons pour quoi que ce soit. »
Et j’aime l’ennui de Carnac. J’y fais mon possible pour rester à l’écart de toute agitation et de tout le monde. Je laisse passer le temps, sans honte cette fois-ci, et je lis un peu dans les criques. En somme, ici plus qu’ailleurs, je me laisse flotter dans l’espace de ma vie sans vouloir jamais y prendre la moindre part.
L’essai de Rosa me stimule. J’aime l’idée que ce monde, à force d’être rendu disponible, en devient « muet, illisible, hostile », c’est à dire, justement, indisponible.
Ce soir, avec les parents, un vieux film de René Clément dont le titre m’échappe. À la fin de la guerre, des nazis fuient Oslo en sous-marin pour l’Amérique du Sud. De force, ils emmènent un médecin français.
Relecture du chapitre de Rosa sur la résonance. Difficile de saisir précisément le concept. C’est une relation au monde, le contraire d’une aliénation. Il y a un contact (lui dit « interpellation »), puis une réponse physique ou émotionnelle à la suite de ce contact. Enfin il y a résonance quand il y a une transformation de nous-même et de notre perception du monde, à la suite du contact que nous avons initié.
Rosa prend l’exemple de la montagne, qui n’est plus la même pour nous une fois qu’on est à son sommet.
Enfin, il achève de caractériser le concept en précisant que la résonance, ce mouvement d’interrelation, n’est jamais disponible, dans le sens où l’on ne choisit pas d’entrer en résonance. Pour Rosa, c’est cette indisponibilité de la résonance qui nous frustre et, notamment, provoque les colères collectives.
« Résonance » ; « disponibilité ou indisponibilité du monde » ; « entrer en dialogue avec le monde ». C’est joli comme du développement personnel, mais ardu du point de vue de la phénoménologie. C’est aussi une mystique de fumeur de joints que des universitaires boutonneux auraient repris à leur compte.
Avec G. ce soir. Lui, un look d’enfer : tee-shirt jaune à tête de mort et grosses lunettes de soleil. Fichtre. Même sa migraine l’habille. Ensuite Bé. et F. On a arrêté de causer bouquin pour apprendre quelques trucs sur les apparts’ à cinq cent mille boules et sur les gens à la City qui faisaient mal leur boulot. Je vois qu’en permanence, derrière le feu roulant de ses yeux, elle pense aux lumières froides du 18e étage de la City, au petit courant d’air sec de la clim’, à la moquette traitée contre les acariens. C’est son monde, qui l’obsède.
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