Le téléphone qui nous servait de carte vient de tomber en rade – plus exactement, la batterie externe refuse de le recharger. Colère contre les fabricants qui te vendent des merdes à 500 balles, et aussi contre moi-même : persuadé jusqu’à présent que l’orientation via une carte IGN sur le téléphone était une alternative plus pratique que la carte papier. Résultat, demain, naviguerons à l’aveugle.
Pour le reste, étape longue et dure jusqu’au pas de l’Aiguille : le matin, sommet du grand Veymont, point de vue sur l’ensemble du Vercors permettant de construire mentalement la topographie des plateaux, c’est-à-dire faire coïncider sous le même calque la carte et le pays.
Journée la plus éprouvante depuis notre départ, entre le pas de l’Aiguille et un col forestier sans intérêt après Chatillon-en-Diois, où, à bout de force, nous décidons de passer la nuit. 1500 d+, autant de descente et presque 30km de marche au total, avec les sacs lourds du ravitaillement effectués en fin d’après-midi. Une Chouffe tiède en canette pour le moral, et trop de fatigue pour en dire davantage.
Je n’ai pas raconté la brève rencontre avec la bergère, avant-hier à la fontaine des Bachassons. Vingt-cinq ans environ, blonde, casquette sur la tête et écouteurs vissés aux oreilles, accompagnée de ses deux patous. Elle venait y remplir une dizaine de litres d’eau et nous considérait d’un oeil méfiant : « ne passez pas à proximité des troupeaux, les bêtes sont nerveuses aujourd’hui. » Nous lui avons demandé la direction de Richardière, qui se trouve pourtant à quelques kilomètres d’ici, mais elle n’en avait aucune idée. « Vous savez, je ne descends presque jamais en bas. » Quand je l’ai aperçue, je ne comprenais pas pourquoi elle s’assommait avec cette techno délirante, beat à mille bpm au moins qui dégueulait depuis ses écouteurs, tandis qu’à sa place je me serais laissé prendre doucement par le hululement hypnotique des sons par millions de la montagne. Mais la montagne est à la fois son lieu de travail et de vie ; les grandes prairies sont son quotidien comme moi, je suppose, les murs des collèges. Jamais, ou si peu souvent, on ne doit la retrouver en ville à faire les choses de son âge : les bières en bar dansant, le cinéma, les magasins, les sorties avec les copains. Nous la quittons avec ses dix bidons à remplir, salut, et elle repartira là-haut dans les alpages poursuivre sa vie qui n’a, une fois encore, rien de commun.
Atteignons aujourd’hui le sommet du cirque d’Archiane ; phénoménal plateau sauvage d’apparence infinie, vide de tout, pas âme qui vive à des kilomètre ; même pas de chemin pour y progresser. Orientation à la boussole parmi les multitudes calcaires anarchiques, sensation effrayante et grisante à la fois de liberté. Le soleil se couche doucement derrière la montagne, bourdonnement apaisant des guêpes dans le vent qui siffle – car nous puons. La lune est déjà là, presque entière, le bleu du ciel est gouache. Sommes seuls et, pour ma part, c’est bien là que je suis le plus heureux.
Comme toujours, marcher stimule l’écrit, c’est déjà un lieu commun : le couple marche-écriture engendre des centaines de bouquins par an. Chez moi, il se met toujours en place de cette manière : en plein effort, ascension du raidard terminal d’un sommet, derniers lacets vertigineux, coeur à mille, bras arc-boutés sur les bâtons ou mains crispés sur les bretelles du sac, toute énergie tendue vers l’effort à produire – et subitement, depuis un méandre de souffle court, surgit un élément narratif ou de style, simple et lumineux, qui résout en un clin d’oeil les problèmes insurmontables qui me tétanisaient depuis des semaines. Ensuite, l’idée me trotte dans la tête durant la descente et, si elle est assez robuste (généralement elle l’est), je l’examine toute la soirée et le lendemain matin, face à n’importe quelle prairie, le nez dans mon café. C’est exactement ce qui m’est arrivé aujourd’hui.
Dernière journée complète, dernier bivouac à quelques encablures de Chichilianne. Avons terminé tôt, 16h, après la traversée des grandes prairies sèches, battues par le vent du Mont Barral. Je sens la mélancolie des montagnes, car déjà perspective, demain, de quitter la vraie terre, la multitude des insectes, la présence des vieux messieurs immenses à l’horizon. Encore dix kilomètres et ç’en sera terminé, Grenoble puis Paris, retour à l’existence virtuelle où les problèmes – qui sont concrets ici – ne seront qu’une longue suite de paralogismes aigus, dénués de toute prise au monde.
Terminé de Baecque, livre touchant et simple, qui ouvre la porte de son Vercors qui n’est déjà plus tout à fait le sien, et donne clefs et instruments de mesure pour s’en faire un territoire intime. Pour finir, j’ouvre Giono, Les Vraies richesses – je suis, c’est de circonstance, complètement dedans.
Je lis pour la seconde fois un de tes textes, ton récit est dépaysant et poétique, tes phrases ont le rythme de la marche.
J’ai rencontré une toute petite coquille, une lettre qui a diparu à la fin d’un mot. J’ai essayé de la rechercher de nouveau dans le texte, mais contente de ne pas l’avoir retrouvée, elle fait partie du charme des écrits.
jc
Merci beaucoup Jeanne !
(Pas retrouvé la coquille non plus – caractère artisanal de la chose, je suppose.)
T.