Aux deux élucidations de l’illisibilité faulknérienne, l’une de Glissant (révélation différée), l’autre de Bergounioux (écriture comme rétablissement du chaos de l’expérience), il me semble important d’en ajouter une troisième, plus prosaïque et déjà évoquée plus tôt.
Le charme vénéneux de l’oeuvre procède aussi de l’espace et du temps qu’il met en scène. Je veux dire : opère sur moi, nous, lecteurs européens du XXIe, largement étrangers aux lois d’usage, aux traditions et modes de vie du Sud mississippien. Son illisibilité, prévue par le programme même de l’écriture, est accrue parce que nous ne connaissons rien de la terre et des hommes qui la peuplent.
Reprenons l’exemple des transactions d’Ab Snopes. Comment pourrais-je, moi trentenaire urbain, breton émigré à Paris, m’en représenter précisément les enjeux et les difficultés, les normes et les usages ? C’est impossible. Ce monde-là est mort, et s’il ne l’était pas il ne m’en serait pas moins pure abstraction. Cette difficulté contextuelle et involontaire s’ajoute aux deux autres et parachève l’effet de verrou qu’on dû éprouver nombre de lecteurs qui n’ont pas poursuivi l’exploration de l’oeuvre.
Cela explique aussi, sans doute, la réception à peine polie de l’oeuvre en son pays. Faulkner aurait pu être reçu par l’élite lettrée du Sud comme grand fondateur de mémoire, comme un héros, mais non. On n’a longtemps pas prêté attention à lui, là-bas – et même aujourd’hui, si j’en crois Glissant qui s’est rendu à Rowan Oak, l’ombre portée de Faulkner sur ses terres serait négligeable. Certes, j’imagine que les pouvoirs et le prestige de la littérature sont moindres à Oxford, comme c’est souvent le cas dans les campagnes. Mais quand même ; on a parfois ramené Faulkner à la littérature régionaliste, et d’une certaine manière on n’avait pas complètement tort, en ce qu’il s’applique par tous les moyens possibles à faire parler sa terre. Mais le Sud n’avait pas besoin de Faulkner. Son geste d’écriture n’est pertinent qu’auprès de lecteurs qui ne sont pas déjà en contact avec ce qui le motive. Peut-être les lecteurs sudistes ont-ils trouvé Faulkner bien fade, ou sans intérêt, puisqu’eux comprenaient précisément les forces mises en branle. Nous on les devine, on les fantasme, cela aussi qui nous élève.
J’en reviens pour finir à la phrase de François Bon : « notre premier rapport à tous avec Faulkner a passé par l’illisible, c’est d’ici qu’il faut le saisir ». Depuis que je travaille ces questions, j’efface peu à peu mes doutes initiaux. Je sais maintenant que ne pas comprendre Faulkner est le signe d’une lecture saine. Le texte doit nous échapper, il doit diluer notre attention par des moyens mystérieux qui tiennent d’une sorte de magie, car c’est ailleurs qu’il doit nous porter, au lieu d’une cache toujours insue où l’auteur a enterré sa grande idée du Sud.
Quelle est-elle ? Faulkner dit : la guerre et l’esclavage comme malédiction. Mais le texte lui ne la formule jamais et c’est à nous lecteurs d’en deviner, dans le sombre des logiques distendues, la taille et les contours, la masse et la matière. Mais on peut choisir aussi de refuser, de pester contre l’Oxfordien pervers et fermer le livre, au choix – mais conviction qu’alors on se prive d’une des perspectives les plus séduisantes de la littérature tout court.
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