D’une chose l’autre, avec les premières pages du livre sous les yeux et la perspective de la décennie prodigieuse, je m’interroge. Le Bruit et la fureur. La section consacrée à Benjy, puis celles de Quentin et Jason, pourquoi la critique – sans aucune exception à ma connaissance – les nomme-t-elle « monologue intérieur » ? On connaît les exemples : Joyce, Woolf, Beckett et plus récemment une palanquée d’auteurs contemporains qui ne comptent pas toujours parmi les plus inintéressants. Peut-être que je me trompe ; peut-être que je lis mal, on y revient. Je ne suis pas sûr. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, depuis mes premières lectures, j’avais modifié mentalement le texte afin qu’il corresponde à l’idée que je me faisais du monologue intérieur : texte peu dialogué avec grands blocs de phrases longues et brûlantes quand, au contraire, je les redécouvre plutôt courtes et froides. Mais monologue intérieur, vraiment ?
La section du 7 avril 1928 – celle de Benjy, « I could see them hitting » –, me semble davantage racontée selon le point de vue de Benjy, c’est-à-dire en utilisant ses capacités mentales amoindries, qu’en exploitant réellement les caractéristiques du monologue intérieur telles qu’énoncées, par exemple, par Doritt Cohn dans La transparence intérieure. Dans cette section, le lecteur n’est pas placé entre les deux oreilles de Benjy, et le texte ne transcrit pas seulement par mots et phrases l’ensemble de ce qui fait langue dans sa tête. Tout handicapé qu’il est, Benjy prend la peine de raconter – raconter, se souvenir, chez Faulkner cela revient toujours au même. Benjy se souvient de sa mère et de Caddy, des chamailleries entre elle et Quentin – du moins c’est ainsi qu’il le comprend –, et pendant ce temps Luster cherche 25 cents pour aller au spectacle. Dès la seconde phrase, par exemple : « Ils avançaient vers le drapeau, et je les suivais le long de la barrière ». Le temps où parle Benjy est celui de l’énonciation, pourtant la présence de verbes d’action complique la possibilité du monologue intérieur. Qui donc avance en pensant « j’avance » ?
Je faisais part de ces réflexions à B., qui me demandait donc : mais qu’est-ce que ça change ? Moi, après réflexion : tout, ou presque. Ce qui a fait date, dans ce livre, c’est que l’énonciation restitue l’indécidable du réel. On ne sait pas bien ce qu’il se passe, et on comprend de mieux en mieux à mesure que les motifs similaires s’accumulent et, par superposition, perdent leurs contours nébuleux. Si Le Bruit et la fureur avait été une succession de trois monologues intérieurs, couronnée par la quatrième partie en focalisation externe, il n’aurait fait qu’exposer différentes versions du réel – et la quatrième partie serait venue comme la solution à un plaisant jeu de piste narratif.
Ce qui se joue dans Le Bruit et la fureur me semble différent. Si l’on peine à comprendre ce qui se passe durant les quatre journées qui se répondent, c’est parce que le réel est ainsi fait. On comprend rarement ce qui nous arrive au moment même où cela nous arrive. Pour l’illustrer, dans Jusqu’à Faulkner Bergounioux rappelle avec à-propos l’épisode de Fabrice Del Dongo au moment de la bataille de Waterloo : « il n’y comprenait rien du tout ». Quand les canons tonnent, que mottes herbeuses se soulèvent et que les chevaux se renversent sur le flanc, l’esprit est incapable de pensée réfléchie. Ne restent que les actes, absurdes en apparence, impensés au moment où ils sont accomplis. Ici, quel enchainement de causes et de conséquences, motivées par une malédiction à l’origine incertaine, va mener une jeune fille à la fugue avec le premier forain venu ? Jason n’en sait rien et ce n’est pas son problème. Il est dans le présent des choses, enfermé dedans, aveuglé par son amertume et incapable de prendre du recul sur les événements. En cela, son enfermement est similaire à celui de Benjy. Tous deux sont incapables de penser leur comportement et leur famille. Un vrai chaos.
Plutôt que de monologues intérieurs qui placeraient le lecteur dans le cockpit de l’âme humaine, je fais l’hypothèse de dispositifs narratifs complexes et métissés (mais comment les nommer ?), qui utilisent les caractéristiques cognitives de ceux qu’ils focalisent, mais conservent vis-à-vis d’eux une certaine distance, pour gagner en élasticité narrative. Il ne s’agit pas de restituer précisément l’expérience vécue (monologue intérieur), mais de raconter une histoire avec les moyens de ceux qui la vivent. La nuance, qui est de taille, est une clef (certes pas la plus décisive) pour l’oeuvre et pourquoi sa difficulté.
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