Désir presque monomaniaque, depuis mon retour Faulkner, d’embrasser tout ce qu’on a écrit en français sur lui et son oeuvre. La grande bio qu’André Bleikasten lui a consacrée aux éditions Aden, travail remarquable justement d'une biographie qui consent à traverser l’existence pour investir au plus juste les textes. L’essai surtout de Pierre Bergounioux, Jusqu’à Faulkner, devenu pour moi un classique, autant pour Faulkner lui-même que pour l’immense et radicale leçon d’histoire littéraire offerte, et pour la rectitude stylistique, paradoxalement si singulière, qui me renvoie au vertige de mes propres difficultés. Citer aussi Faulkner, Mississippi, le livre d’Édouard Glissant, découvert plus tardivement, propositions poétiques décisives sur les enjeux de l’oeuvre faulknérienne, à l’entour des mots « fondation » et « différé » ; texte inépuisable qui recentre l’oeuvre et l’inclut en même temps dans la poétique caribéenne du Tout-monde – on y vient. Sans oublier de nombreux textes web, chez Juan Asensio ou dans l’immense base de ressources du Tiers Livre, qui aura été pour une grande part dans mon instruction littéraire – et où je trouverai ce commentaire par François Bon à propos de sa découverte du Bruit et la fureur, aiguillant en miroir ma réflexion sur l’illisible : « notre premier rapport à tous avec Faulkner a passé par l’illisible, c’est d’ici qu’il faut le saisir. »
Même désir pour les appareils critiques innombrables – fameuses préfaces de Sartre, Malraux et Coindreau entre autres qui ont préparé la réception en France, ou celles plus récentes de Pitavy, souvent précieuses, échappant à la tentation du mode d’emploi pour lecteurs pressés.
Alors il est un point important que beaucoup de ces textes abordent et qui me laissent dans une expectative perplexe. Faulkner est un américain qui parle du Sud de son pays. La force des habitudes, des coutumes y est immense. Le quotidien des familles américaines s’y déploie avec la même lenteur que ses personnages marchent au long des avenues sableuses. Pour en revenir à Glissant, il y a une volonté manifeste d’oeuvrer à une « fondation » du Sud, fondation métaphysique, constitution et fixation du Sud Yoknapatawpha dans la mémoire mondiale, ainsi que dans dans la terre même d’où il se forme. Les théories sont nombreuses ; je pourrais poursuivre longtemps. Le tout est de montrer que l’oeuvre, ses enjeux et ses thèmes, dépasse largement mon périmètre de compréhension, puisque je suis français et que la déchéance des familles sudistes blanches tancées par une insaisissable malédiction ne résonne pas en moi de manière particulière.
Ce que je veux dire est l’évidence même, que Faulkner n’écrit pas pour moi, pour nous. Il écrit depuis un autre monde, pour un autre monde, presque sans rapport avec le mien.
Sans doute Sartre, Malraux et les intellectuels français de l’après-guerre le sentaient-ils. Ainsi, ils ont ramené au public français un Faulkner en quelque sorte dérégionalisé, universalisé, pour le rendre accessible. Ce que le public français était invité à lire, c’était moins le Faulkner du Sud que celui du monde entier. Par lissage, on rendait ses thèmes et son style compatibles avec toutes les élites littéraires universelles. (Et c’est d’ailleurs peut-être ce malentendu qui explique le peu de goût de Faulkner pour les grands raouts littéraires, où l’on discute les théories et leurs jugements : « je ne suis pas un homme de lettres, mais seulement un écrivain. Je n’éprouve aucun plaisir à parler métier. ») Pour faciliter sa réception, les premiers grands lecteurs de Faulkner ont orienté le périmètre d’action de son oeuvre vers un style (magmatique), vers des valeurs générales (dignité dans la défaite), vers une métaphysique universelle (la grande chute), ainsi qu’à une narration avant-gardiste qu’on n’a pas manqué, en France, de rapprocher des expériences dévitalisées du Nouveau-Roman.
Et il se trouve que je suis justement le rejeton de ces lectures limitatives, ou à tout le moins orientées. Durant mes quelques années d’université, qui m’ont formé intellectuellement de manière décisive, j’ai appris à me méfier de l’intention de l’auteur et de la psychologie des personnages. J’ai pris goût à la structure des textes peut-être davantage qu’à ce qui y est effectivement raconté. J’ai éprouvé d’indescriptibles félicités en lisant Barthes, Foucault, le peu de Deleuze qui m’était accessible et les essais si pénétrants de Pierre Bayard. Toute une instruction littéraire à la française, barbouillée de structuralisme, de psychanalyse et de tous ses « post- ». Comment donc ne pas trouver dans Faulkner – dans ces premières pages d’Absalon – de sombres échos à la remarque de Roland Barthes : « La modernité commence avec la recherche d’une littérature impossible » ? Littérature impossible. Voilà donc mon premier rapport à Faulkner, immarcescible et indélébile, dont je ne pourrais plus jamais – quand bien même je le souhaiterais – me départir.
Faulkner me sera toujours plus un style qu’un récit. Une volonté générale, métaphysique, plus qu’une somme concrète de personnages mis au destin de la littérature. Dans un grand livre méconnu aujourd’hui – Faulkner après le Nobel, affable comme il ne l’a jamais été, est invité en résidence dans les grandes universités américaines pour deviser avec les étudiants, et le contenu de ces conférences donnera Faulkner à l’université – dans ce grand livre donc, Faulkner ne manque jamais de rappeler dès qu’on lui pose une question un peu trop surplombante, analytique ou théorique, que les personnages sont l’unique motivation de ses livres – et je donnerais là ma main à couper qu’il est le plus sincère du monde. Il ne pense son oeuvre qu’en terme de personnages. La narration, le travail du style, des figures et des symboles, découle de celui des personnages. En somme, son oeuvre débute où elle se termine pour moi. Idem le lieu : quoi que j’analyse, Yoknapatawpha sera toujours un territoire abstrait, presque magique, et non le décalque rongé par la fiction du comté réel de Lafayette, Mississippi.
Dans sa rêverie faulknérienne, Édouard Glissant s’attarde longuement – on comprend les raisons – sur le rapport ambigu et problématique avec les Noirs. Le refus de Faulkner de pénétrer la conscience Noire, pour lui inatteignable, trop lointaine et mystérieuse, en rajoute à la caricature et aux lieux communs. Glissant remarque que, chez lui, les regards des Noirs sont le plus souvent fixes et vides, leurs silhouettes raides et leurs réactions moins prévisibles que celles des blancs. Ce qui m’intéresse dans cette analyse, c’est que le geste de Glissant renvoie Faulkner à sa terre, à la situation précise d’où surgit l’acte d’écrire. Un geste à rebours de celui que je, nous, faulknériens français imbibés de notre culture, esquissons. Il y a un Faulkner lointain et insaisissable, incompréhensible pour ainsi dire ; et celui, le nôtre, fantasmé et patiemment reconstruit.
Voilà donc une réalité indiscutable de ma Faulkner ascendance : une oeuvre que je déforme, adapte voire contrains, pour donner force et courage à mes préoccupations. On me rétorquera que c’est exactement en quoi consiste l’acte de lecture : combler les blancs du texte et investir ses angles morts avec la matière de nous-mêmes. N’empêche. Relire Faulkner aujourd’hui s’apparente pour moi à un travail d’effraction intime. Il faudrait lire Absalon et les autres en effaçant les grandes théories qui m’enferment. Mon enjeu de Faulkner est de redevenir vierge de mots, d’enfoncer les portes closes de toutes chapelles, faire grande aération par l’air brûlant de Jefferson et prêter un oeil attentif – plus attentif qu’alors – aux signes qui murmurent que Faulkner est mon étranger, aux prises avec un monde et des idées concrètes dont j’ignore la totalité.
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