La première fois, c’était à cause de ce nom étrange et redoublé dans le titre, et du point d’exclamation furieux qui le termine. Absalon, Absalon ! Profération dont je ne comprenais pas le sens – j’ignorais qu’on commence toujours, chez Faulkner, par ne pas comprendre – mais qui m’attirait par pure intuition, car c’était un cri plus puissant que les autres, chose viscérale qu’un homme, pour une raison de vie ou de mort, devait dire absolument.
De Faulkner je ne savais rien, sinon qu’il était grand, dur et américain, et dans cette librairie de la place de Clichy, il y a six ou sept ans, j’ai acheté le livre sur la seule foi de son titre – collection L’Imaginaire Gallimard, 13€90, avec cet étrange phylactère vert pâle en couverture englobant le titre, rappelant tout le pouvoir de profération que je lui supposais. Peu probable que je m’y sois mis le soir même ; peut-être ai-je attendu quelques semaines pour l’entamer, car on sait combien il est aisé de louper certains livres comme on rate une correspondance ferroviaire, cependant les livres à la différence des trains peuvent ne jamais repasser. Je devais venir au bon moment.
Puis premiers mots, la grande phrase compacte, serrée, s’emparant tout à la fois du bureau du père Coldfield, de la lumière en stries, de la moiteur, de l’amertume de Rosa Colfield et de cette longue discussion avec Quentin Compson, si longue qu’elle en abat toutes barrières d’orgueil et de honte :
« …avec cet air d’immobile et impuissante fureur qu’ont les pieds d’enfants, et parlant de cette voix sévère effarée étonnée jusqu’à ce qu’enfin l’écoute cessât et que la faculté d’entendre se troublât, et que l’objet depuis longtemps défunt de son impuissante et insurmontable frustration apparût, comme évoqué par la répétition scandalisée, paisible distrait et inoffensif, surgi de la patiente rêveuse et victorieuse poussière. »
Déjà, sans doute, après vingt-cinq lignes j’étais perdu dans dans cette confusion d’adjectifs et d’antécédents, mais déjà la scansion du texte, litanie grave et pensante d’un malheur indistinct m’emportait, et ne me lâcherait pas encore à la fin des quatre-cents pages à ce rythme. Forcément, j’ai lu tout le livre en quelques jours et je n’en ai pas compris la moitié – comme sans doute tous ceux qui se frottent pour la première fois aux livres les plus denses de l’homme d’Oxford. Mais quelque chose a agi en moi : j’avais à peine tourné la dernière page que j’ai décidé de recommencer Absalon depuis zéro.
Pourquoi j’ai voulu recommencer, donnant ainsi l’autorisation à Faulkner d’apposer sur moi sa marque, c’est l’objet de ces présentes lignes, et plus largement la raison sous-jacente de cette série d'articles que j'entreprends. Qu’ai-je donc senti à la lecture de Faulkner, alors même que j’y comprends si peu, qui me pousse à y revenir encore et encore, comme pour trouver dans un texte matriciel la clef de mon propre verrou ?
Pour sûr, entrer dans Faulkner par Absalon est une très mauvaise idée, ainsi que dans le Bruit et la fureur (le livre que je lirai ensuite), parce que c’est un coup à vous dégoûter, parce qu’on n’a pas les armes, pas idée de la vigilance requise pour comprendre, comme s’il fallait se mouiller la nuque avant de se jeter dans l’eau de la mer. Vigilance requise, lecture exigeante, termes qui reviennent fréquemment dans les préfaces ou petits livres de critique pour étudiants consacrés à Faulkner, et ces termes me piquent à l’orgueil. Si je peine à comprendre Faulkner, c’est donc parce que je ne suis pas assez vigilant, exigeant ? Suis-je donc de ces lecteurs dégénérés qui projettent leurs fantasmes sur un auteur, passant à côté de ce qui se trouve réellement dans leurs livres ?
Je ne suis sans doute pas un bon lecteur de Faulkner, mais pourtant je le lis, et je parviens à force, je crois, à faire vivre en moi ses textes avec plus d’intensité que pour bien d’autres auteurs, pourtant réputés moins exigeants. En matière de lecture, la question de l’incompétence n’est pas inutile, mais elle ne me mène personnellement à rien. J’ai pu me trouver de mauvaises raisons de lire Faulkner – mais qui n’en a jamais eues pour lire Proust, et qui peut dire que ces mauvaises raisons l’ont empêché d’éprouver du désir pour le texte ? J’ai pu m’enivrer de sa réputation d’auteur exigeant, par snobisme ; ou bien pour qu’il conforte l’image qui me fascine depuis longtemps de ce Sud des États-Unis (Louisiane, Mississippi, etc.) où je ne suis jamais allé. Autre possibilité d’intérêt malhonnête : Faulkner est un de ces auteurs d’élection que les écrivaillons dans mon genre doivent posséder. Ni trop ni pas assez célèbre, de ceux qui vous situent, marquent votre code littéraire.
Ces mauvaises raisons aussi ont dû faire leur oeuvre dans ma passion pour Faulkner, mais ce n’est pas suffisant. Il y a d’autres choses pour lesquelles il est temps, aujourd’hui, de se mettre au travail.
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