C’est à peine la rentrée que je recommence à dormir mal. Il y a une angoisse sourde du collège, mais elle est sans forme et sans cause. Ce ne sont pas les élèves — les miens sont, pour la majorité, formidables –, ce ne sont pas les cours, ni les collègues, ni la médiocrité invraisemblable de l’environnement ; c’est encore autre chose, tapie au fond de moi depuis de si longues années, et ça se sert des difficultés de mon métier pour surgir encore. Je suis compressé. Toute la journée, j’ai eu une pointe contre le coeur.
Je sais que je passerai toutes les heures de cette nuit dans un demi-sommeil poisseux, ressassant jusqu’à l’absurde les moindres scènes de vie du collège, sans avoir la moindre idée de pourquoi.
Il y a quelques semaines, J. me prêtait un roman de Giono, Un de Baumugnes. L’ai ouvert la semaine dernière, il tombe pile, influence parfaitement mon état d’esprit. C’est une langue inattendue : grosse et brute, bien râpeuse. J’aurais voulu la découvrir avant. En lisant, je retourne dans la montagne d’aujourd’hui, les Pyrénées où j’étais cet été, hameaux et bergeries, longues traces vers les estives. Mais je vois aussi Albin, Amédée et Angèle au siècle dernier, gravissant des pentes, retournant au village natal pour s’aimer.
Plus tard, un peu saoul, je parle presque malgré moi du collège à B. Pourtant, je sais qu’il faut éviter d’en parler, car j’ai la sensation que cela ravive l’oppression. Je lui parle, mais je tourne autour du pot. Je suis incapable de dire ce qui me met dans cet état de nerfs, sinon en donnant des exemples peu évocateurs.
Il n’y a pas de confinement. Littré dit : « fait d’être enfermé (dans des limites étroites) ». Les seules limites étroites sont celles de nos cervelles, car ce matin, dans les jardins de Reuilly pour un footing, il n’y avait pas le début d’un enfermement.
N.A. J’écris sur le cahier de brouillon : « qui est Kima ? » Pour la première écriture, j’avais trouvé un point d’équilibre maladroit pour mon récit, centré autour de la figure de Kima. Aujourd’hui, il faut la réinventer, sans toutefois bouleverser les équilibres en place.
Puis Bronx, d’O. Marchal. D’une extrême indigence. Pourtant, je ne demande rien d’autre, moi, à ces films stupides de bandits qu’on produit en quantité industrielle, que me raconter avec les mêmes images et les mêmes acteurs une histoire que je connais déjà. Pour ceux-là, je ne suis pas difficile, je ne demande rien d’autre que le confort d’un vieux pyjama, le droit à la paresse.
Je commence à comprendre ce qui m’arrive : je n’aime pas mon travail. Ce n’est pas enseigner que je n’aime pas — ça, au contraire, c’est toujours une joie. Je crois que c’est — comment dire autrement ? — la chose scolaire et froide qui me rebute. Je n’aime pas ce que je dois faire avec les élèves. La semaine dernière, j’avais bricolé des exercices sur le passé composé. J’y avais laissé des fautes énormes, indignes d’un professeur, ainsi que des phrases inadaptées au niveau de mes élèves. Ils n’avaient rien remarqué, mais moi, en faisant la correction, j’avais eu honte, et j’avais eu du mal à le leur cacher. Ces exercices, je les avais conçus si vite et je n’avais pas pris le temps de la réflexion, car, au fond, je voulais m’en épargner la peine. Ils ne pouvaient donc pas être utiles. N’importe qui serait meilleur que moi pour faire apprendre les conjugaisons, les définitions, tous les usages scolaires. Je me demande donc ce que je fous là.
Le journal de Jérôme Orsoni, encore ; le début de son dernier poème :
« Le silence se fait
Quelqu’un tousse
Un fou ? »
Et plus loin :
« Comme j’aime à lire sur les visages
pâles comme des coupures de courant
les effets épidermiques de nos acrobaties
toujours un peu moins dignes. »
Peut-être un peu de fièvre et grosse fatigue. Hier, une de mes upe2a a été testée positive au covid ainsi que toute sa famille. On ne le dit pas, mais nous savons que le virus est partout au collège. Impression que nous le portons sur nos épaules — et on ne peut pas dire qu’il ne pèse rien.
Un de Baumugnes est probablement de ces bouquins qu’il faut lire quand tout menace de tomber. Dehors, ça peut être le chaos ; à Baumugnes, ils sauront toujours le transformer en foin ou en piquette de taverne.
Explosé. Je ne peux pas concilier l’écriture de la N.A. et la préparation des cours. J’imagine que les grands hommes, eux, s’organiseraient autrement : préparation des cours jusqu’à minuit, et l’écriture après minuit. On voit ce qui manque. Encore deux ou trois semaines et j’aurai repris l’ensemble du manuscrit.
Avons recommencé The West Wing. Rigueur d’écriture sensationnelle, précision des thèmes politiques et des intrigues, dialogues virevoltants. Une leçon. Mais, en la revoyant avec quelques années d’écart, je me rends mieux compte de la puissance de la propagande Démocrate. Ce sont eux qui font les films et les séries qui influencent le monde. Ce sont eux qui racontent les meilleures histoires, donc ce sont eux qui font l’Histoire. Peut-être que si je vivais aux USA, l’efficacité de la machine culturelle de ces blancs bon teint supérieurs m’irriterait autant que les horreurs d’un autre siècle des Républicains.
Sale nuit. Les images tournent en boucle, me harcèlent. J’ai vu la tête de fouine d’A. — élève insupportable mais émouvant — me tourner autour. Ce qui m’agace, c’est que mon obsession paraît sans signification. La tête d’A. ne veut rien dire. Ce n’est qu’une image parmi les milliers d’autres qui sont passées par mes neurones hier. Pourquoi celle-ci et pas une autre ? Et pourquoi se comporte-t-elle dans mon faux sommeil comme un GIF continu en basse définition ?
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