Les Naufragés. Lecture éprouvante. Je confronte mon expérience urbaine, extérieure de la mendicité, avec celle, intérieure et clinique de Declerck. Les clochards que je croise, désormais je les vois nus, je devine leurs plaies, leur herpès et ce qu’ils ont dans le bide.
Huit heures, le coeur à mille. Tous les ans c’est pareil : je me couche le dernier sur le canapé d’un salon, au milieu des bocks et des cendriers pleins. Une des convives prend beaucoup de dope. Pourtant, elle conserve une intégrité physique et mentale remarquable. Elle ne ressemble pas du tout à d’autres de ses amis, qui sont d’authentiques camés — ça se voit à leurs fossettes empâtées, à leurs mains, à ce qu’ils sont pleins de tics et confus quelquefois. Pas elle. Elle dit que le discours dominant sur la dope est mensonger. Elle dit qu’on peut raisonner sa consommation sans mal et que le premier shoot ne rend pas accro, que c’est une légende. J’ai mes limites, je ne la crois pas. Son discours, parce qu’il n’est que justificateur et ne vise qu’à normaliser sa consommation, se disqualifie de lui-même. Toutefois, je suis étonné par sa vie équilibrée et saine en dehors de la teuf, malgré la place insidieuse que prend la dope. Comment peut-elle poursuivre ? Est-ce que parfois ça la réveille dans la nuit, et qu’elle ne dit rien pour maintenir l’illusion ?
Ai-je déjà passé un Nouvel An sous la neige ? Vers la fin, longues conversations, plus sérieuses qu’à l’accoutumée, avec G. J’apprécie beaucoup tous ces gens.
G. m’envoie son Mueller — c’est drôle, nous finissons presque en même temps.
Vu P. et P. pour quelques bières dans le froid le long du canal. Étrange comme le covid modifie les agencements les plus triviaux. Est-ce que je me suis déjà retrouvé dehors, début janvier à 19h, à me peler le cul sur un banc pour partager une bière ? Il y avait une petite brume au-dessus de l’eau, des éclats de voix s’élevaient derrière les bars, on croyait que la rue hésitait entre la déglingue et le repos.
Le métier de professeur se rappelle à moi. Le rythme a monté tout le weekend, et dès demain, pour la rentrée, j’aurai repris mon allure de croisière. Je retrouve les mêmes états que quinze jours auparavant, la course épuisante pour la conception des cours — c’est demain et rien n’est prêt, je ne sais pas ce que je vais raconter aux élèves.
Dans le livre de Declerck, transcription passionnante des propos de Paul, accompagné des commentaires du psychiatre. Ces hommes, ils sont si différents de moi, de nous tous. Declerck le montre bien, ce qui nous fascine chez eux en même temps que ce qui nous révulse, c’est qu’ils sont l’altérité même. Ils échappent à nos représentations. Pourtant, certaines de leurs métaphores — la cocotte-minute, pour Paul, que le psychiatre juge évocatrice — ressemblent étrangement à celle que nous autres, gens normaux quoi qu’on en dise, pouvons formuler pour nous-mêmes.
M. me montre le très bel autoportrait de Suzanne Valadon, La Chambre bleue.
Aujourd’hui, seulement quelques lignes faciles et sans intérêt. Il faut trouver, dans cette vie changée où plus fort qu’auparavant mon sang palpite sous les veines — j’allais écrire : vie vénéneuse –, il faut trouver le moyen d’écrire quand même. Mais peut-être que, à propos de la N.A., ne pas écrire c’est une stratégie vicieuse que j’élabore pour être bien certain de ne jamais finir, donc de ne jamais renoncer à mon fol espoir d’excellent bouquin.
Des semaines que J. et A. attendent des réponses à leurs mails. Avec toute la mauvaise fois dont je suis capable, je me justifie en disant que c’est ma vie remuée qui m’en empêche, que je suis débordé, comme on dit souvent. — Je dis comme tout le monde, quel con. Mais ce n’est pas vrai, il faut être plus précis. Si je ne réponds pas aux mails des amis, c’est avant tout pour une mauvaise raison, qui me fait du tort, qui est cruelle et que je ne m’explique pas : je ne réponds pas parce que je ne le souhaite pas.
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