Une angoisse pesante, ces dernières semaines, devant le temps qui file et que je ne parviens pas à domestiquer comme font les autres avec tellement d’élégance. Chaque jour je m’admoneste de n’avoir pas gagné le temps de corriger mes copies, prévu mes cours pour plus loin que le lendemain, rangé les liasses de papiers volants, les bouquins, qui trainent sur le sol et envahissent peu à peu tout l’appartement ; cela et mille autres choses qui m’encombrent l’esprit, et parmi la plus urgente d’entre-elle : continuer ma N.A., bien que cela fasse une semaine — une de plus ! — , que je n’ai pas gagné le temps de m’y mettre, alors voilà de quelle manière je perds tout le temps.
Et lorsque j’étais élève, j’avais l’angoisse du travail qu’il fallait avoir fait à la maison et que je n’avais pas fait, jamais, car les devoirs à la maison me faisaient souffrir — plancher sur des exercices ineptes de grammaire ou de mathématique, des textes obscurs dont il fallait réciter le catéchisme, mon dieu ! Alors tous les jours, me sachant en faute, à la remorque des autres, l’angoisse me prenait le ventre. L’entrée en cours était un supplice, je n’osais jamais croiser le regard du professeur qui ne manquait pas de me confronter à mes manquements répétés, et qui me mettait si souvent le nez dans ma propre merde avec un mot pour les parents.
Aujourd’hui c’est moi le professeur, mais je rejoue malgré tout, à chaque veille de cours, cette angoisse adolescente. Je n’en ai pas fait assez pour répondre à mon urgence. J’ai chaque jour dans la tête une liste d’items comme autant d’obstacles à franchir, et chaque jour, comme un cheval se cabre devant l’obstacle, je refuse. Plutôt que de me mettre au travail, je compulse pour la huitième fois les sites des principaux journaux nationaux, qui ne parlent désormais plus que du virus.
Je hais mon incapacité à n’être pas tendu, de tout mon long, à toute heure, vers l’objectif que je m’assigne. J’ai parfois besoin de toute ma médiocrité. Et le temps m’est de plus en plus rare, tout m’est compté, minuté, et l’angoisse frappe mon ventre à chaque battement des minutes devant l’ampleur de la tâche.
Au Darius Milhaud pour Le songe d’une nuit d’été. C’est le théâtre que je préfère. La salle est minuscule et inconfortable ; ce soir la troupe était semi-professionnelle et le spectacle plein d’imprécisions délicieuses. Je tremblais et je souriais, car à tout moment, au moindre oubli ou mauvais geste, je sentais bien que la représentation pouvait virer au désastre — et c’est cela même, à mes yeux, qui en a fait toute la réussite.
C’est cette fragilité que j’aime au théâtre — les plus petits spectacles, ceux bricolés avec trois bouts de ficelles, avec des comédiens sans métiers –, et que je ne retrouve jamais dans les grosses machines parfois snobs, toujours bobos, du théâtre public. Et c’était une franche réussite. Les comédiens s’aimaient, j’en suis sûr, leur énergie était communicative et compensait leurs quelques fautes de jeu ; ils étaient drôles, vraiment drôles, et ils s’envoyaient comme rarement.
Shakespeare, bien sûr, est vraiment le saint patron des théâtreux fauchés.
Pour la N.A., idée d’une nouvelle parallèle, entièrement tournée vers l’Ami. Je dois dévoiler, pour mon seul usage, les zones d’ombre qui fondent le fantasme. C’est l’Ami dans sa mansarde, entouré de ses bibelots mécaniques, rêvant à la Machine d’Anticythère. Alors Pierrot entre, et il faudra tout lui expliquer à ce con.
Sous la surface du livre, un espace océanique. (D’après Tanguy Viel)
Fébrile, coeur à mille, forte tension pour une raison que je ne m’explique pas. Mon existence, c’est cent petites ficelles attachées à des cerfs-volants. Et je dois tenir et tendre en même temps chacune de ces ficelles avec mes mains et mes pieds. Parfois il y a des coups de vent et les cerfs-volants menacent de m’échapper, alors je dois lâcher une des ficelles pour retenir celle qui s’en va, mais alors c’est un autre cerf-volant qui m’échappe, et ainsi de suite, et ainsi de suite.
Hier, soirée avec les anciens du théâtre au Saint George. Un petit groupe rare et précieux, où les énergies individuelles s’accordent toutes à l’énergie collective qui leur préexiste. Mais j’ai encore trop bu, je ne résiste jamais à ce fameux dernier verre qui n’est en réalité que l’avant-dernier. Ceux du théâtre étaient partis, mais je suis resté au comptoir pour bavarder avec R. qui m’avait payé à boire, tandis qu’une bande d’olibrius s’embrassait sur le front en s’appelant « papa ».
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