Voiture en réparation depuis deux semaines. On ne peut rien faire sans bagnole dans cette ville d'enfer. Hier, le garagiste appelle pour dire qu'ils ont pété le pare-brise sans le faire exprès. Compter une semaine de réparation en plus. Donc aller-retour au garage en taxi à l'heure de pointe pour gueuler : trois heures d'intense tráfico.

J'entame Bouvier, L'Usage du monde, des fois qu'il me donne des idées.


Tôt ce matin j'apprends que H. va quitter le lycée pour Medellín. Et il me faut quelques heures de plus pour réaliser la tristesse que ça me fait. Je me reconnais en lui et, quelque part, je l'admire et je l'envie.

Bouvier : style enlevé et alerte, très construit, loin des notations habituelles de type journal des récits de voyage. Mais le charme justement disparaît.


Avons enfin récupéré Gisela (la bagnole). Mais dans l'intervalle, on a cogné la voiture de loc' et fendu la vitre du phare avant, que l'agence nous facture Q7000. En tout, ces histoires de bagnole nous auront coûtés plus de deux mille balles.

Nuit d'insomnie presque complète. Endormi à minuit réveillé à deux. Impossible de chasser de mon esprit la tronche du loueur qui nous facture son putain de phare à prix d'or, et trump, et sensation d'une petite boule dans l'artère qui passe par l'aine, qui grossit et fait des bulles.


Étrange comme le caractère construit, structuré, en un mot écrit, de L'Usage du monde, fait perdre au récit de voyage toute sa tension. Il y a comme un transfert de densité entre la narration des voyages de Bouvier et sa réalisation textuelle. Le texte s'impose, impeccable, mais le voyage disparaît.


Maldormir une fois de plus. Montée de tension dans la journée jusqu'à vraie crise d'angoisse, pétrifié sur le canapé – mais l'angoisse de quoi ?

Je lis Yoga de Carrère à mes risques et périls – surtout pour connaître le yoga qui pourrait calmer mes nerfs, car Carrère, pour insupportable qu'il soit, est toujours un excellent introducteur. Et dès les premières pages, summum de la carréritude : (il est dans le train et s'ausculte mentalement) « J'observais mon attente, j'observais mon impatience tranquille. C'était intéressant. »


Alors chaque jour en rentrant du lycée trente minutes de yoga – enfin grand mot, disons aérobic très lente – pour rafraichir l'angoisse. Et ça marche, un peu : comme un con devant les vidéos décathlon et la voix synthétique féminine pour guider les postures.

Et rien ne fonctionne dans mes cours ces jours-ci. À contretemps en permanence avec les élèves, je dis les mots trop tôt ou trop tard, et mes cours subitement redeviennent cette boue informe que je produisais à mes débuts. Tout est déréglé. Et pendant la moitié de la nuit, au lieu de dormir, les bribes mentales qui me tiennent lieu de rêves répètent excusez-moi aux élèves et aux collègues, tandis que j'aurais besoin d'un grand éclat de rire rouge.


Petits machins qui gigotent, regards vides, sourires maladroits, et le silence lourd de longues minutes chaque heure. Nous savons que c'est l'échec, dans cette classe, et nous nous le communiquons, des enfants à l'adulte et de l'adulte aux enfants.


J'entre – j'essaye d'entrer – dans le yoga. Chaque séance durant trente minutes j'essaye d'y entrer : salutation au soleil, quelques asanas que je répète jusqu'à sentir que, pourquoi pas, peut-être j'y suis. Dans les Yoga-sutras de Patanjali on trouve cette définition qui me va comme un gant : « le yoga est l'arrêt de l'activité automatique du mental ». Je tente d'entrer dans le yoga de la même manière que j'envisage un nouveau texte, en essayant d'abord – même si je sais que la tâche est vaine – d'entourer de mes bras tout le sujet, lentement, puis d'explorer au risque de m'y perdre les ramifications veineuses de ce corps d'idées vivant, pour essayer de comprendre ce qui le constitue sous les apparences. Et je réalise que le yoga, comme l'écriture, prend des années. Ou alors ça ne sera qu'une excitation intellectuelle sans lendemain : à force de ne pas comprendre je me lasserai.