Anniversaire de W. J'apprends plein de choses. Par exemple, J. et V. me disent qu'une mouche a pondu des larves sous leur peau et que c'était galère de les faire dégager. J'apprends aussi que le prédicateur de la Casa de Dios, l'église en forme de stade sur la Carretera, se nomme, ça ne s'invente pas, Cash Luna. Et que si l'on ne peut pas payer pour assister au show – je veux dire à la messe – on peut toujours donner sa voiture, un bout de terrain ou quelques bêtes. De toute façon, il faut toujours donner à Cash Luna au moins dix pour cent de ses revenus. Sinon Dieu le sait et punit.


J'écris dans un mail à P. – c'est un peu con sans doute – que j'en veux à tous ces gens qui votent facho. « On verra bien, ça peut pas être pire », qu'ils disent. Pourtant, je partage et comprends la colère du déclassement, de tous les reculs sociaux, de l'enlaidissement profond de la majorité des strates du pays, la destruction méthodique des services publics essentiels, etc., etc. On peut également – et je partage aussi, bien sûr, cette analyse – en faire porter une partie de la responsabilité aux dirigeants politiques qui gouvernent, au cynisme abyssal des élites économiques, aux médias, au capitalisme, à tout ce qu'on voudra – ou presque.Mais, par exemple, mes parents vivent depuis quarante ans à Pontivy. Ils ont vu, et par certains aspects subi, tout ce que je décris plus haut. Ma mère vient d'une famille tendance pétainiste ; mon père a baigné dans une culture de gauche ouvrière. Il était employé dans un petit bureau d'assurance, salaire correct pas mirobolant. Ma mère, kiné pour un centre d'enfants déficients, a fait toute sa vie un métier physique, surtout les dernières années, qui l'a beaucoup usée sans que sa hiérarchie reconnaisse jamais l'utilité de son travail. Salaire correct pas mirobolant non plus. Elle est partie à la retraite presque sans un merci. La ville autour d'eux s'est peut-être appauvrie, le travail paye moins, il n'y en a que pour l'intérim dont les agences fleurissent un peu partout dans le centre. Les nouveaux logements sont construits pour pas cher, et ça se voit en quelques années. Les petites boutiques du centre-ville ferment les unes après les autres, alors on va faire ses courses dans les magasins-entrepôts de la zone commerciale moche. Sur les panneaux, tout le temps, les publicités ne parlent que de bons plans pour économiser son fric. Je ne sais pas si les gens sont vraiment plus pauvres qu'avant, mais en tout cas ils le sentent, ils ont cette amertume que pourraient avoir mes parents, et ils sont, les gens, de toute évidence plus malheureux qu'avant.À Pontivy, ces temps-ci, ça vote facho à plus de trente pour cent. Quand j'y habitais, il y a de ça quinze ou vingt ans, ça dépassait rarement les cinq ou sept pour cent, quoique ça montait déjà. Et il semble que mes parents, vu le paragraphe précédent, soient aussi le cœur de cible électoral du FN. Peu de gratification dans le travail, incompréhension de certaines humeurs des grands centres urbains, sensation de décrépitude de leur environnement. Pourtant, eux n'ont jamais prononcé des phrases comme : « le FN, on n'a jamais essayé, faudrait voir ». Ils ne voteront jamais pour les fachos, parce qu'ils savent ce qu'il en est. Et c'est pas bien difficile de le savoir, il suffit juste de lire un peu et de raisonner par soi-même. Alors j'en veux beaucoup à tous les autres de ces trente pour cent, à leur inconséquence et irresponsabilité, à leur bêtise. Je veux bien comprendre beaucoup de choses, je peux partager beaucoup d'analyses, dénoncer beaucoup pour expliquer ce qui nous arrive, mais faudrait peut-être leur faire rentrer dans la tête à coup de marteau, à ces bonnes gens qui votent facho – et l'école l'a fait, beaucoup – quel est le pernicieux et le dangereux des forces antirépublicaines, et que c'est pas virtuel du tout ce qu'ils sont en train de faire, que non seulement ça n'atténuera pas leur détresse, mais surtout qu'ils sont en train d’émietter la petite chose fragile qui s'est bâtie dans le sang qui nous a fait société.


Au petit matin, je dois me rendre à l'hôpital El Pilar pour me faire poser des points de suture au front. Le chirurgien anesthésie en local et recoud patiemment – mire, dit-il à B., c'est si profond qu'on y voit jusqu'à l'os. Cinq ou six points, durée de l'opération trente minutes.

Au Guatemala, la santé est un business exactement comme un autre. Comme dans les supermarchés, à la sortie de l'hôpital, il y a la caisse. Pour moi, cinq ou six points de suture, la facture s'élève à Q12000, c'est-à-dire 1440€. Après examen de la facture, je comprends que, pour trente minutes de pose de points, les honoraires du chir' s'élèvent à 1100€. Je viens de me faire voler. Voler par l'hôpital – je ne savais pas que c’était celui traditionnellement réservé aux riches parmi les riches. Putain de voleurs en col blanc.