« Kafka, bien sûr, serait le premier à voir l’ironie qu’il y a à soumettre ses nouvelles à cette espèce de machine critique hautement productive, l’équivalent littéraire de la manoeuvre qui consisterait à arracher les pétales d’une rose, à les réduire en bouillie et à examiner celles-ci au spectromètre afin d’expliquer pourquoi la fleur sent si bon. »
(David Foster Wallace, Consider the lobster, à propos de l’analyse littéraire pratiquée dans les écoles)
Dernières heures avec les UPE2A. Vraie tristesse, qui n’a rien à voir avec l’anticipation de la nostalgie à venir. Une relation tout à fait paternelle s’est nouée entre eux et moi – incroyable que j’écrive ça. Quelque chose qui transcende, malgré moi, le cadre de l’école. Tristesse aussi car je pressens que – non, je sais que la machine bureaucratique n’a pas fini de faire son oeuvre avec eux, et je ne cesse de me rabâcher l’incompétence et la médiocrité de ceux qui dealent avec leur avenir.
Quelque chose d’un peu triste, sans doute, dans la recherche frénétique du confort qui m’anime ces derniers jours. Je ne pense qu’à la place optimale du fauteuil et du canapé, à l’organisation du bureau, de la commode et de la table de nuit. Ce travail m’occupe entièrement.
Article de DFW sur cet animateur de radio conservateur. Idée que la radio américaine est majoritairement conservatrice non par idéologie, mais parce qu’il s’agit du positionnement le plus rentable. Foster Wallace devine le futur modèle Fox News et, en France, ce qu’entreprennent Bolloré et ses amis.
Hier, discussion avec B. et A. sur le problème de la consommation d’énergie. Il me semble que l’idée de sobriété énergétique est un concept creux. Il n’y a que la droite la plus conne du monde qui n’est pas d’accord avec la sobriété énergétique. Mais que met-on, précisément, derrière cette sobriété ? Cela signifie-t-il qu’il est mal de faire cuire des pizzas tout en regardant un match à la télé, puisque cette consommation énergétique excède, par exemple, celle que peut produire une éolienne ou un panneau solaire individuel ? Ou bien qu’il est mal de prendre le train puis le bateau pour aller randonner en Corse ? En réalité, ceux qui aiment le foot mais pas la rando, et inversement, choisiront ce qu’ils entendent par sobriété. Ma sobriété énergétique n’est pas celle d’un autre ; l'invoquer ne suffit pas.
Annette, de Carax. Toujours aimé les oeuvres qui en mettent trop. Trop d’idées, trop d’énergie, trop de symboles. Bourrées de défauts, donc, mais au moins autant que de qualités. Inégales, mais dont l’action échappe au terrible concours de lissage-vernissage qui prévaut dans la majorité des films actuels.
Mais problème : c’est l’histoire d’un homme qui presque-tue-sa-femme (elle meurt, mais il était bourré), puis l’amant de celle-ci, et fait de sa fille une enfant star afin de rester sous les feux de la rampe. Or, cet homme, qui est une raclure de bassinet, concentre la majeure partie de l’attention du film. La mélancolie le gagne, il cherche la rédemption sur le mode : oui, j’ai presque-tué-ma-femme, mais comprenez, je suis un homme en proie à de terribles démons, il m’est difficile de contrôler ma colère – je ne suis qu’un homme, après tout.
Cette représentation de l’homme toxique n’est jamais remise en cause. Dans les années 90-2000, on représentait facilement les artistes féminicides avec cette complaisance romantique. Mais aujourd’hui, quelle pertinence ? Dans sa critique pour Le Monde, J. Mandelbaum ose même : « Film incroyablement inspiré, qui nous expose sans rémission au mal qui empoisonne le coeur de l’homme jusque dans l’amour censé le rédimer ». No coment.
Premiers pas en Corse. L’avion. Une suée. Tout dans l’expérience de l’avion – aéroport, boutiques, halls, vol – me dégoûte et m’effraye en même temps. On dirait que le transport aérien transforme, sitôt le terminal atteint, une foule d’honnêtes gens en armée de zombies beaufs. Pendant le vol, des types se marraient comme des cons en filmant leurs amis qui dormaient. Ma voisine et leurs amis se cognaient Elite, une série Netflix tartignole, et personne ne se rendait compte qu’à gauche, derrière le hublot, le ciel n’avait jamais été si bleu, qu’on volait, que c’était à la fois miraculeux et cauchemardesque.
Ultime étape du Mare a mare. Baignade dans les gorges de la rizzanese, explorations gamines avec P., jeux d’eau – désirs d’enfance malgré nos corps de trente ans.
Puis, échappées avec P. et B. sur les amas de granit spectaculaires du Foce Alta, pointe de la Vache Morte. Tout à coup, saisissement et peur du vide – retour de gravité.
Finissons dans un camping immense de Porto-Vecchio, presque une ville dans la ville. Une centaine de mobilhome en quinconce et leurs voitures garées latéralement. Sur la plage, des filles en bikini pilotent d’énormes Jet-skis ; des mecs plus vieux, bronzés avec la chaîne en or, contrôlent leurs manoeuvres du regard en savourant ces instants délicats que la vie sait offrir.
Le soir, bar lounge sur la plage. Des chanteurs, les yeux rivés sur un iPad font défiler le répertoire entier des chansons de camping. Ils ont le cul vissé sur leur chaise, la bedaine fringante, ne font même pas semblant de jouer d’un instrument. Même leur voix est filtrée pour leur épargner l’effort de chanter.
À la fin, tandis que nous nous éloignions pour regarder les étoiles et les lumières de la baie, les chanteurs ont fait Les Mots bleus. Parler me semble ridicule. Je m’élance et puis je recule. Le matin, la chanson reste dans ma tête comme si elle avait quelque chose à me dire.
J’apprends la mort il y a une dizaine de jours de Philippe Aigrain.
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