Mais finalement on ne comprend pas, car une majorité de noms et d’adjectifs ne sont pas français, quoiqu’ils ressemblent à la langue désuète de certains de nos grands-parents. J’ai longtemps tourné la première phrase dans ma tête :
« La brande de nos pères avait remisé là un sujet granduesque. »
Un peu plus loin:
« Mais s’il n’y avait que les petites filles mortes : grande tiqueté ! »
Il ne faudrait pourtant pas croire que dans ce petit conte, les mots de bon français seraient simplement remplacés par d’autres, fantaisistes. Il faut croire, au contraire, que ces mots inventés désignent des concepts nouveaux, ou oubliés, inaccessibles à la langue du présent.
Anne Serre s’en explique dans la préface : son père, atteint d’un cancer, s’était mis aux derniers stades de la maladie à ne plus parler vraiment français, mais une langue fourre-tout et peu compréhensible. C’était dû, sans doute, à la progression du cancer, mais l’auteure a imaginé que son père avait simplement commencé de parler la langue de la mort. Et elle a voulu la saisir.
J’ai d’abord pensé que ça serait de ces livres dont l’intention est plus intéressante que la réalisation. Forcément, puisqu’on ne comprend pas bien. «La brande de nos pères avait remisé là un sujet granduesque. » Mais à la fin du livre, on lit une postface où l’auteure fait le lien entre son texte et les comptines pour enfants, qui sont en réalité d’obscurs exorcismes, passés dans la culture commune sous une forme innocente.
Et voilà la magie, précisément, du texte. Le sens ne s’y établit pas par le lexique (celui de la mort, inaccessible), mais par le rythme et la phonétique. Eux viennent fouiller le vieux fonds caché et refoulé de notre culture — et c’est ainsi que l’on comprend, mais que l’on ne comprend pas. On se laisse bercer, comme dans une comptine ou un conte immémorial, par les aventures un peu paillardes de « Tom, Élem et moi », mais on sait en même temps que s’y remue le mystère même de la langue.
Grande Tiqueté, Anne Serre, Champ Vallon, 2020
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