La première fois que je t’ai vu — oh, nous ne nous connaissions pas encore ! –, j’ai tout de suite pensé : celui-là, il fait des maths. C’est peut-être à cause des comédies stéréotypées au cinéma, qui nous amènent à croire que, quand on voit un type brun à lunette, la quarantaine, l’allure pas trop soignée mais pas trop dégingandée non plus, on l’imagine souvent résoudre des équations dans un labo du CNRS.
D’abord, tu n’es pas du genre expansif. Disons que tu parles, mais jamais de toi. Ta conversation est plaisante, ta voix est chaude et posée, tu respires la confiance en toi. Au point que parfois même, comme tu ne me parles jamais, je me laisse bercer de toi. Je te l’ai dit souvent durant nos longues conversations silencieuses : j’aimerais boire quelques verres avec toi au soleil, un jour, dans un parc, et même si le ciel se voile tu me raconteras la théorie des cordes, et tu me diras toute la poésie du gris.
On te complimente souvent pour ta superbe crinière brune ; à ton âge tu n’as pas un cheveux blanc et c’est une performance, crois-moi. Je pense souvent à ta jeunesse, et j’imagine comment tu as dû traverser en furie les années 80 en écoutant Talking Heads. Tu t’étais laissé pousser une horrible queue-de-rat qui te tombait derrière la nuque, et tu accrochais les filles en soirée en leur permettant de la toucher… C’était une autre époque.
Ceux qui te connaissent bien — je n’en fait pas partie malheureusement — savent pourtant que, parfois, à tes heures, tu as tes sautes de caractère. Non que tu deviennes hargneux, ça jamais, mais tu retrouves alors, l’espace de quelques secondes, la puissance de tes vingts ans. Aujourd’hui encore, parfois, pour rire, tu déclames un truc obscène dans le métro pour emmerder les vieilles dames. Pourtant ce n’est pas ton standing. Tu peux aussi te lancer sur un coup de tête dans de périlleuses expéditions qui ne sont plus de ton âge sur le toit de la maison. Tu prétextes une tuile cassée, une gouttière bouchée, mais nous savons tous que c’est pour le frisson que tu enjambes le parapet. Voilà Roland, tu ne rajeunis pas, mais toi tu sais te souvenir de qui tu a été.
Au bas de ton visage, un interlocuteur attentif saura pourtant repérer le signe qui ne trompe pas, celui qui rappelle combien, au fond, tu es un matheux fêlé digne descendant des Nash, Perelman, Dirac et les autres. Probablement parce qu’en te rasant tu penses top fort à la théorie des cordes, tu oublies fréquemment un petit duvet disgracieux d’un côté ou de l’autre de ton menton. Car ce qui fait ton charme, dit-on, n’est rien que la part de vieux garçon qui bouleverse ta pilosité.
Mais j’achève ton hagiographie par ce qui impressionne en général ceux qui ont le privilège de t’avoir en face : tes yeux et ce qu’ils portent. À travers tes lunettes d’un autre âge, éclate ce regard parfait, je n’ai pas d’autres mots, net et franc, précis — oui ! Insister sur la précision de ton regard. Et comme les trous noirs qui étonnent, comme le boson qui préoccupe, comme les matériaux quantiques qui désarçonnent, on se laisse aspirer par ton regard comme dans la monade des connaissances qui nous échappent — mais qui, à toi bien sûr, n’échappent pas. On a confiance, on te fait confiance Roland. Dis-nous tout.
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