Alise porte des rêves à sa mesure, formulés depuis la petite enfance. Elle sera actrice ou chanteuse, parce qu’elle est belle, lui dit-on ; parce que sa voix est belle, lui dit-on encore ; parce qu’elle a, comme on le lui répète, « une présence magnétique ».
Alise passe le plus gros de ses journées à se photographier. Elle ajuste son regard à l’objectif, il faut que ça soit mystérieux et frontal à la fois. Sa bouche, dessinant un léger sourire en coin en même temps qu’une moue lascive, elle l’a étudiée des heures, devant le grand miroir en pied de la chambre de ses parents. Ce qui fascine dans un portrait réussi, c’est toujours une ambiguïté, une tension irrésolue entre deux éléments aux forces divergentes. Lorsqu’Alise fait des selfies, elle veut montrer à la fois le sauvage et l’esprit.
Sur la majorité des clichés, on se laisse aspirer par l’espace infime qui sépare ses deux lèvres. C’est étudié. Et derrière, les deux dents qui affleurent : on les devine seulement, on les imagine cristallines et pures, cachées sous les deux babines rosées si tendres, et prêtes à bondir… Ces dents suggérées avec tout le tact du monde, on ne sait si on doit en espérer le contact ou bien le craindre. Alise apprécie la charge érotique qu’elle fait passer et dont elle n’envisage encore que confusément les effets. Les garçons prennent tout cela en pleine gueule, les pauvres, quand ils se pavanent devant elle à la sortie du lycée. Seule dans sa chambre le soir, en regardant ses photos d’un oeil rigoureux, expert, Alise se dit que tout ça — lèvres, dents, regard, érotisme — c’est sa signature. Une signature unique, la persuade-t-on.
Contrairement à beaucoup de pimbêches, elle sait le maquillage qu’il faut mettre — la quantité — et celui qu’il ne faut pas mettre. Le secret, elle sait que c’est le naturel. Elle déteste ceux qui inondent les réseaux de photos grossières. Elle jure qu’elle sera meilleure que ces gens-là, plus droite, plus forte et plus subtile, plus intéressante. Elle regarde les films avec Scarlett Johansson et ceux avec Jennifer Lawrence. Un jour — c’est ce rêve à sa mesure —, elle sera l’étoile jeune qui prendra leur place d’étoile pâlissante. Quand on verra les premières rides de Scarlett à l’écran, lorsqu’on lui proposera des seconds rôles de femme sur le retour, mariée quatre enfants aux portes de la ménopause, alors Alise saura imposer sa chance. Mais elle a peu de temps pour être prête, elle le sait, alors elle poste des photos sur Instagram.
Alise travaille ; elle fait d’elle-même sa propre matière. Un jour, sur un coup de tête, elle s’est mise en tête de composer un book regroupant ses plus beaux clichés. Pour les accompagner, elle a écrit un joli texte émouvant, naïf sans doute, où elle exprimait toute son ambition à devenir une de celle qui fait rêver les autres. Elle a laissé un CV fluet, un numéro de téléphone et son profil Instagram ; elle a imprimé le book à quelques exemplaires et l’a posté à des agences de mannequinat. Après six mois d’attente, quelques bureaux lui ont proposé des jobs, tous à Paris, — hôtesse au Salon de l’auto, ou serveuse dans des bars chics pour vieux messieurs. Tant pis, s’est-elle dit, le marché français est trop frileux pour moi.
Alise sait pertinemment le danger qu’elle court. Ceux qui ne la complimentent pas beaucoup sur sa beauté lui serinent que, des comme elle, il y en a des centaines de milliers et sans doute davantage. Ça aussi, elle le sait. Mais le lycée à peine commencé ne l’intéresse déjà plus. Elle fait de la mercatique et du management, et elle sait très bien où la mènera cette autoroute monotone. Dans un bureau, un jour, à trier des papiers ; peut-être à sentir, tard le soir, la main du patron sur son épaule. Alise n’est pas bête, et puis elle a un instinct de survie.
Alors tant pis, elle fera all-in avec sa vie. Elle commence déjà à économiser en cachette un billet pour les USA, afin qu’à ses dix-huit ans, dans une paire d’années — partir en douce.
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