On dit que certains auteurs écrivent parfois leur roman par opposition au précédent. Ici, la quatrième de couverture précise que le nouveau roman d’Antonin Crenn sera une enquête, mais qu’elle ne sera pas rigoureuse. Allons donc ! Par contraste, l’Épaisseur du trait, son précédent roman, était tout entier construit selon une structure rigide et symétrique, proposant un grand mouvement rectiligne, de Paris vers l’extérieur, puis retour. Au contraire, Les Présents surprend par sa construction en spirale, peut-être en nuées. Ou encore, voilà : Les Présents, ce serait un roman gazeux, sans forme — soit, après tout, l’essence même du genre. On ne l’attendait pas là.
Ça commence par un de ces doutes que nous connaissons tous : « mais comment il s’appelle, déjà, celui-là ? ». Théo croise par hasard un camarade qu’il a côtoyé plusieurs fois dans sa vie, par intermittence, mais sans jamais s’en être fait un ami. Cette fois, il s’accroche, mais n’ose pas lui avouer qu’il ne se rappelle plus son prénom. Rapidement, ils deviennent inséparables.
Cette rencontre déclenche la fameuse enquête, qui sera en réalité une quête des origines, puisque l’ami, malgré lui, ravive le souvenir du père de Théo décédé durant son enfance. Tout se passe comme si l’oubli du prénom suscitait le désir de combler le souvenir incomplet du père. Théo commence donc à interroger les mémoires humaines et les archives, la mémoire des lieux, et, surtout, écoute son intuition romanesque — échevelée.
Si l’enquête de Théo sur ses origines familiales est si peu rigoureuse, c’est dans la mesure où elle se déroule autant dans ses rêves que dans la réalité. Lorsque l’enquête réelle achoppe — sur une mère, par exemple, qui ne propose pas d’ouvrir la valise contenant les photos de famille –, celle des songes prend le relais, comblant les lacunes des archives par les artifices de la fiction. Pour mener à bien sa quête, Théo n’a pas peur de sauter du coq à l’âne, voyageant en pensées au gré de ses souvenirs familiaux ou de l’évocation des mystérieux voisins de palier de son ami, menacés d’expulsion. Les prénoms sont source de mémoire, au même titre que l’histoire de l’équipage du commandant Charcot ou des barricades communardes. Le présent appelle le passé et, dans le même temps, le reconfigure. Des événements sans rapports les uns aux autres se trouvent finalement liés, par la seule volonté démiurgique — naïve ? — de Théo. En résulte un patchwork gracieux et surprenant, parfois teinté de mélancolie, explorant autant les façades haussmanniennes qu’un village nord finistérien.
Ici, tout procède donc par volutes, associations d’idées ou de souvenirs. Pour un peu, on croirait qu’il a été écrit d’un seul tenant, au fil de la plume, tant certains de ses principes formels, rompant avec les commodités d’usage, sont amenés avec une simplicité désarmante. Il faut par exemple remarquer le statut ambigu de ce « je », qui intervient naturellement à quelques moments d’une narration pourtant dominée par la troisième personne — manière de signifier au lecteur qu’il y a bien un narrateur dans ce livre, et que celui-ci en est le seul maitre à bord ? « Je » désigne l’auteur Antonin Crenn, prenant plaisir à intervenir dans son propre récit, et confirmant s’il en était besoin l’entreprise très directement autobiographique que constitue ce livre. Mais alors comment envisager le personnage de Théo, qui s’impose également comme un avatar autobiographique de l’auteur ? Sans avoir l’air d’y toucher, Antonin Crenn se met discrètement en scène, il est à la fois personnage — ayant une identité romanesque propre — et narrateur, acquérant ainsi le don d’ubiquité, ce qui n’est pas de trop pour naviguer hardiement à travers les lieux et les époques.
Toutefois, l’exploration des mémoires n’est pas sans rapport avec le présent, le vrai, celui qui heurte. Celles-ci sont aussi, chacune à leur manière, des mémoires militantes. La fin du roman vient tristement rappeler que l’histoire est en marche, jamais immobile, et qu’elle charrie toujours son flot de violence. Le roman n’est pas le cadre tranquille et intemporel où se raconte une histoire de famille, mais, ambitieusement, la transformation d’un dispositif fictionnel en un rapport au monde — que nous sommes invités à adopter.
Les Présents, Antonin Crenn, éditions Publie.net, 2020
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