« Personne n’habite plus cet îlot ; il n’y a plus qu’une auberge basse où l’on vend des toiles brodées et des petits objets en bois ; on y déjeune d’œufs durs, de poissons, de piments et d’olives salées ; la limonade rafraîchit dans le puit de l’île.
Si l’on monte sur le Cynthe, bosse rocailleuse large et haute comme Montmartre, on peut suivre des yeux tous les contours de l’île ; entre ces lagunes, qui du haut paraissent minces, à peine moins qu’un jeu d’enfant sur le sable, était le port sacré ; entre les deux autres, le port marchand, et ce rocher tout près, que je pourrais atteindre en jouant à nager un peu ? Non, ce n’est plus Délos, c’est déjà une autre île qui a son nom, son passé et d’autres cultes. Mais sèche, rabougrie, déserte, Délos en impose ; me voici arrêté, presque au sommet du Cynthe, sur la mosaïque d’une villa romaine ; les regards s’élèvent, l’île s’agrandit ; on la voit devenir le centre d’un cirque de Cyclades qui se dénombrent autour d’elles comme des liens bleus : Naxos, Paros, Andros, Tinos. Cette succession ordonnée de lumières et d’horizons plus solides me symbolise les noces de la terre et de l’eau, nulle part plus somptueuse qu’ici ; l’île est le centre d’un embrasement solaire ; le soleil insiste, il épaissit le sang ; il entre par les yeux, par les oreilles, on l’entend, c’est un silence térébrant ; puis il dilue, allège, aspire ; il attache à chaque vague une épée de flammes. Délos est une île magique où se croisent des étincellements ; elle devient peu à peu miroir ; miroir de quoi ? Peu importe ; les miroirs ont une beauté surnaturelle ; ils ne connaissent pas ce qu’ils reflètent et ils ne reflètent pas toujours ce qu’ils voient.
Le miracle de cet embrasement, c’est sa fraîcheur ; c’est de la lumière à l’état pur, sans presque de chaleur. Il est certain que là-haut, on est initié à quelque chose, que l’on prend pour la Grèce et qui n’est peut-être que le Feu. Il faut gravir le Cynthe à midi, à l’heure la plus perpendiculaire, l’heure droite et profonde où la flamme solaire va au coeur des terres, au fond des poitrines, et trace sur les yeux comme un signe, une blessure de feu, sèche comme une blessure d’amour.
Or Délos même est l’heure méridienne de la plus méridienne des terres ; c’est le suc, l’esprit, l’alcool, le feu d’un monde ; il suffit d’une certaine conjonction du soleil, de l’eau et de la terre pour sentir cela. »
Roland Barthes, « En Grèce », Existences, Juillet 1944, in Œuvres Complètes, Éditions du Seuil, 1993
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