« La vie n'est pas ce que l'on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s'en souvient ». Ouvrir l'autobiographie de Gabriel García Márquez m'a paru le meilleur moyen d'arrêter de lire ses livres, qui ont le défaut majeur, pour n'importe qui d'assez romanesquement tourné, qu'on ne cesse pas de les continuer très longtemps après qu'on les a terminés. On s'en doute, c'était une funeste entreprise.

Vivir para contarla ne ferme pas les portes des livres de García Márquez en donnant l'explication qu'en attendent les lecteurs : comment je suis devenu l'un des plus grands écrivains de l'histoire. Certes il fait ça, aussi, contrat rempli, mais commet bien pire : Vivir ouvre d'autres portes, qui donnent sur des bordels pouilleux, des salles de rédaction, des villages caraïbes où l'on boit beaucoup et d'infinies promenades amicales. Se confirme ce que l'on devinait déjà, par exemple, dans L'Amour aux temps du Choléra ou Chronique d'une mort annoncée : García Márquez avait le pouvoir de changer chaque seconde de sa propre existence en un roman potentiel. À ce tire, Vivir est moins le récit de la vie de García Márquez que la matrice magique de toute son oeuvre. Et l'on ne sera pas surpris de retrouver, au fil des pages, de grands développements ou de petits détails déjà présents dans les romans. Saviez-vous que le père était télégraphiste ? Que l'amant d'une connaissance de sa mère avait été assassinée par deux hommes ? Qu'une des cousines, de désespoir, mangeait de la terre ? Pour de vrai. Ce qu'on a appelé réalisme magique, ce n'est pas l'ajout pittoresque de fantaisie imaginative, mais la description du réel selon un point de vue colombien.

Ainsi, à cause de ce livre, non seulement je ne suis toujours pas sorti de l'oeuvre de García Márquez, mais, à présent, c'est sa propre existence que je poursuis même après qu'elle se soit terminée. Cinq cent et quelques pages qui se lisent, précisément, comme un roman et constituent de surcroît un excellent manuel technique d'écriture, où les passages les plus passionnants narrent le compagnonnage intensif avec les grands parrains, au premier lieu desquels Faulkner, dont on imagine combien de fois il a dû relire Lumière d'août ou Tandis que j'agonise pour accoucher des Feuilles dans la bourrasque. Aussi de l'indispensable fonds des classiques grecs que des camarades bien intentionnés lui ont mis sous les yeux à vingt ans. Enfin, écrire toujours, en découvrant le travail du journalisme à Bogotá et Barranquilla : apprendre à mener l'enquête, à dire la vie des gens en écrivant vite et juste, et toujours sous le patronage bienveillant de quelques maîtres en la matière.

Pour ma part, je retiens de cette aventure qu'on ne sera plus jamais Gabriel García Márquez et que c'est bien dommage, car il ne reste plus que ses mots qui nous empêchent de vivre en rond.              

Vivre pour la raconter, Gabriel García Márquez, Grasset, 2003