Autre texte étonnant d'Edvard Munch, issu du très utile recueil édité par Jérôme Poggi regroupant les principaux (?) écrits du peintre norvégien. Délire tendancieux et recyclage tout personnel des théories du début du XXe sur les communications sans fil (télégraphe de Marconi), et variation autour du thème du "mot qui tue". Les premiers paragraphes fantaisistes – Cronenberg n'est pas loin – sur le développement du protoplasme sont une matrice importante, je crois, pour envisager la peinture de Munch : d'abord une volonté sensible à tous crins par les pores mêmes de la peau, puis le développement des divers récepteurs du corps humain – on comprend la synesthésie à l'oeuvre dans les toiles du Maître, des cieux verts et de la nourriture qui s'entende. En revanche, on oubliera avec profit la figure de la femme, grossièrement ennemie et meurtrière.
Le professeur
Dans le protoplasme se trouve déjà la volonté. Le désir de la volonté est d’affirmer son pouvoir. Elle se développe dans un individu – l’être humain. Par les pores l’être humain voit – sent – se déplace – entend et parle. Les pores – les cellules du système dermatologique – représentent les limites du protoplasme. Donc par les pores l’être humain pouvait voir, sentir – se déplacer – mais l’être humain désirait mieux voir, et les deux yeux se sont développés. Il désirait mieux entendre, et les oreilles se sont développées. Il désirait se déplacer plus vite, ainsi vinrent les pieds – mieux sentir et vinrent les mains – etc.
Vint le désir de communiquer, et les cordes vocales devinrent ce qu’elles sont – quel étrange instrument. Mesdames et messieurs – le son de sa voix – quel pouvoir a-t-il même sans être puissant. Un autre pouvoir auquel on ne pense pas – réside dans les vibrations du son, nous entrons ici dans le domaine de la mélodie – le ton, ou tout ce par quoi on veut bien désigner cet étrange phénomène. C’est la puissance de sympathie – ou d’antipathie si l’on veut être négatif – en tout cas d’une puissance rythmique. Une petite vibration, quand elle rencontre un instrument accordé, peut provoquer un son à longue distance.
Les cordes vocales et les oreilles – ce système de Marconi. Les cordes vocales et la cavité de la bouche sont émetteurs – L’oeil (l’oreille ?) est récepteur. À côté de ces ondes un autre télégraphe de Marconi fonctionne en même temps – qui n’est pas seulement envoyé vers le récepteur – il se fait entendre dans l’oreille – il fonctionne pour apporter le trouble dans le récepteur – il peut donner la vie et tuer – le verre – la lumière.
Un homme entre et s’assied à une table. Une femme se tient derrière lui – raide, froide et pâle – elle prononce un seul petit mot – sans importance d’ailleurs. À ce moment l’homme s’écroule, saisit un revolver et se tue. Elle a tué l’homme par un seul mot. Ce n’est pas tant le mot que le ton de sa voix qui est en cause. Ce n’est peut-être ni le ton, ni le mot – mais les vibrations de ses cordes vocales juste à cet instant – et le fait que ces vibrations furent saisies juste à ce moment là. Cette petite vibration a juste rencontré un nerf de son corps ou de sa colonne vertébrale – et il s’est écroulé. Il était – comme la lumière – préparé et sensibilisé par ce qui s’était passé auparavant – sensibilisé à cette tonalité de la femme – son ennemie. Elle voulait se venger. Il était arrivé, attendri par les larmes – les supplications – les reproches de ses amis. Elle avait simulé un suicide pour le faire venir. Il l’avait veillée toute la nuit. Puis la nuit dernière il s’était endormi tranquillement couché sur son sein – plein d’espoir – prêt à se sacrifier pour sauver une vie humaine. Elle attendait l’instant – comme la guêpe – pour enfoncer son dard dans le corps amolli de l’homme – son ennemi. Là où la lumière s’était faite réceptive. Et cette petite voix – ce petit mot – non, cette petite vibration a touché juste – à travers la chair ouverte – une petite fibre du corps de l’homme. Et, comme foudroyé, il s’est écroulé. Son dos s’est courbé – tordu – toute cette masse de muscles se rétracte. Les tendons se raidissent. La tête tombe sur la table. Il la secoue – d’avant en arrière. Les bras se tordent en suivant les contractions des muscles. Ses mains s’agrippent à un tiroir – il tient un revolver. Il le tient à deux mains – le charge. Et tire.
Il se redresse – regarde autour de lui les yeux grands ouverts – tenant sa main gauche sur sa poitrine. Le sang gicle entre ses doigts. Il fait deux pas en vacillant et retombe sur le lit. Ses yeux sont encore fixés un instant sur la femme qui est là et le regarde avec le même regard glacé qu’elle avait eu toute la soirée. Il est mort.
Elle avait touché un petit nerf dans la colonne vertébrale – comme le nerf vivant du taureau. Avec son instinct féminin, semblable au télégraphe de Marconi, elle avait dirigé son électricité vers ce petit récepteur dans la colonne vertébrale de l’homme
traduction Luce Hinsch, in Edvard Munch, écrits éd. Jérôme Poggi, Les Presses du réel, 2011
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